Yankel Fijalkow. Du confort au bonheur d’habiter

Cet article se propose de déconstruire la notion de confort à l’aune de celle, plus subjective, du bonheur d’habiter. Dans une perspective socio-historique, il s’attache à identifier les valeurs de l’habitat de manière à les détacher de la question des équipements domestiques et à rendre compte des différentes situations de vulnérabilité résidentielle vécues en France aujourd’hui. De cette réflexion émerge un élargissement des enjeux politiques de l’habiter.

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À propos de l’auteur

Après un parcours dans l’urbanisme opérationnel, Yankel Fijalkow poursuit des recherches sur « la ville qui va mal » et la régulation des normes d’habitat. Professeur de Sciences Sociales à l’ENSA Paris Val de Seine et chercheur au Centre de Recherche sur l’Habitat qu’il codirige, il a publié Sociologie des villes (5e édition 2017), Sociologie du logement (2e édition 2015), Dire la ville c’est faire la ville. La performativité des discours sur l’espace urbain (direction d’ouvrage en 2017).

YF Louis vuiton

Summary

The present article aims at going beyond the notion of comfort of living to embrace a wider notion of happiness of living. By interviewing individuals on their ways of living, their enjoyments and aspirations, the article distinguishes several component of happy living: a hedonic component, a cognitive component, a conformity component and a symbolic component. It concludes by pledging for policy towards happy-living.

Mots-clés

Confort; Habiter; Equipement; Normes ; Politique du logement .

Keywords

Comfort; to inhabit; equipment; norms; housing policy

L’article est disponible en format pdf dans le deuxième numéro. Pour y accéder, cliquer ici: SetB_2_ete2017

 

  1. Introduction

Comment les sciences sociales conçoivent-elle le bonheur dans l’habitat ? Depuis Engels (1845) ses fondateurs se sont plus souvent intéressé aux besoins matériels qu’aux joies de l’habiter. Parmi les chercheurs contemporains, les philosophes et géographes Chris Younes, Thierry Paquot et Michel Lussault (2007) prolongent les réflexions de Lévinas (1961) sur l’intériorité et de Perec (1974) sur la spatialité. Ils s’inscrivent dans la continuité des écrits de Gaston Bachelard, qui, dans sa Poétique de l’espace, a illustré le sens de la hutte et la dialectique du dedans et du dehors : « tous les abris, tous les refuges, toutes les chambres ont des valeurs d’onirisme consonantes. Ce n’est plus dans sa positivité que la maison est véritablement « vécue », ce n’est pas seulement dans l’heure qui sonne qu’on en reconnaît les bienfaits. Les vrais bien-êtres ont un passé. Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle” (1957: 33). Sa phénoménologie a ouvert la voie aux enquêtes sociologiques sur l’appropriation du logement montrant l’importance pour les habitants de fonder leurs traces et leurs marques afin d’ancrer leurs identités et leurs modèles culturels dans la matérialité bâtie (Lefebvre, 1974, Haumont, 2001).

Ces recherches, qui interrogent les orientations des politiques du logement (en faveur de l’habitat individuel ou collectif, du logement social, des formes d’aide et d’intégration sociale…) rejoignent les théories du bonheur soucieuses des opportunités (life chances) offertes par l’environnement (livabilility) et aux capacités des personnes à s’en saisir (life-ability), ce qui réhabilite l’acteur social repositionné sur le plan théorique comme sujet et permet de mieux comprendre le sens subjectif de l’utilité de la vie et de la satisfaction personnelle (Veenhoven, 1984).

Néanmoins, la qualité de l’habiter a trop souvent été associée à la notion de confort qui, depuis le milieu du XXème siècle justifie l’action des constructeurs et des politiques. Or, si la réponse équipementière à la question sanitaire était alors adaptée, le bonheur d’habiter contemporain s’inscrit dans une perspective plus large. Dans les années 1950, la notion de confort s’exprimait par la construction de tours et de barres équipées du confort moderne. Dans les années 1970 on considérait que le chauffage central relevait du confort. Aujourd’hui, celle-ci relève d’une grande diversité d’équipements contrôlant les ouvertures, l’énergie et les circulations. Que signifie cette évolution pour les habitants ?

Cet article se propose de déconstruire la notion de confort à l’aune de celle du bonheur d’habiter. Dans cette perspective, il propose de considérer aussi bien l’état de vulnérabilité résidentielle des quatre millions de personnes mal logées en France qui ne disposent pas de l’équipement sanitaire minimal (Fondation Abbé Pierre, 2016) que les aspirations des bien logés à la recherche de leur bien-être individuel comme les adeptes des maisons feng shui ou hygge. Certes, l’un relève des nécessités de l’abri alors que l’autre renvoie plus largement aux relations sociales que le premier permet (Fijalkow, 2011). Néanmoins, chacun sait que les hommes préhistoriques décoraient leurs grottes. Leur art rupestre s’inscrivait dans un univers technique d’objets rendant possible leurs rêveries (Leroi-Ghourand, 1964). Hier comme aujourd’hui, la santé dans l’habitat est un ensemble qui n’exclut ni les songes, ni les besoins fondamentaux, ni la manière dont les sociétés construisent, ce qui est habituellement traité comme un « sujet technique et économique ». C’est en effet en s’attachant à la construction sociale de la notion de confort qu’on peut comprendre combien le bonheur d’habiter s’insère profondément dans les équipements techniques…jusqu’à s’y perdre ! Retrouver ses significations masquées par la technique nous permettra de montrer la dimension politique du confort d’habiter qui ne concerne pas seulement l’équipement du logis.

En effet la notion de confort, qui ne remplit pas toutes ses promesses de bonheur d’habiter, révèle tout de même d’invariants historiques. Par exemple, la diversité des équipements accumulés au fil des années dans les appartements et les maisons sont l’expression des politiques du logement qui se sont succédées dans la vie des ménages. Il en est de même des sens plus profonds qui renvoient aux dimensions subjective de l’abri. Pour les envisager, nous proposons dans cet article de puiser dans une série d’entretiens non directifs menés à l’occasion d’enquêtes sur le thème du confort dans le cadre de recherches sur les travaux d’aménagement et les équipements domestiques dans le parc immobilier des propriétaires occupants français. A cet échantillon, non représentatif mais illustratif d’une variété de situations urbaines, périurbaines et rurales a été demandé de « raconter son arrivée dans le logement et les transformations qu’ils y ont opéré ». Cette mise en récit, sans que le mot confort ou bien être ne soit prononcé, nous a semblé assez riche pour être mis en perspective historique.

Le confort hédonique : abri, santé et sécurité

Pour beaucoup d’habitants, le confort a d’abord une dimension hédonique fort éloignée de la recherche d’équipements que certains acteurs immobiliers présupposent. L’essentiel est d’abord de « se sentir bien ». Ainsi, Madame Etienne évoque pour parler de son confort d’un sentiment de complétude intérieure et d’ambiance sereine : « Le confort, c’est pouvoir se ressourcer quand on est chez soi, ne pas être importuné par du bruit. C’est se sentir bien, ne pas être importuné par les voisins, notamment les nuisances sonores ». Pour cette parisienne déjà bien installée dans la vie, le confort est la quiétude du chez-soi retrouvé après une journée de travail. Depuis son refuge, l’habitat lui permet de saisir les opportunités de sa vie parisienne : courses, loisirs, rencontres et contacts professionnels.

Comprendre vraiment cette citation un peu banale évoquant le ressenti et les nuisances nous conduit à remonter loin dans l’histoire. En Occident, la fin du Moyen âge a sacralisé la notion d’intérieur en mettant l’habitant à l’abri des intempéries physiques, sociales et sanitaires. Alors que les maladies contagieuses obligeaient les villes à se doter de frontières et de quarantaines (Delumeau et Lequin, 1987), la « culture de l’intérieur » est devenue une norme minimale préservant l’intimité de l’individu et du groupe. Selon le modèle de l’appartement bourgeois, émergeant à la fin du XVème siècle en Europe, chaque foyer se devait d’être un ménage, au sens propre comme au sens statistique encore utilisé par l’Insee aujourd’hui : « un ensemble de personnes vivant sous le même toit ». Comme le verbe italien apartamiento le suggère, l’action de s’écarter impliquait un repli dans l’appartement et une rupture avec la maison communautaire des corporations du Moyen-âge.

Dès lors la sécurité résidentielle est devenue individuelle, protégeant, dans l’espace privatisé, les biens et les proches. Soucieuse de défendre ses populations et son territoire des épidémies, la Puissance publique protègera volontiers l’habitant qui se pliera au devoir de propreté, exprimant sinon un statut de propriétaire du moins une pratique d’appropriation. Sans ces déclinaisons du propre on ne pourra guère parler de ménages ayant véritablement droit de cité. Ainsi, avant le XIXème siècle et l’hygiénisme, les logements dits taudis et leurs habitants n’étaient pas des objets de droit et d’intérêt. En définissant ce qu’est un logement habitable par sa dimension, son peuplement et ses équipements sanitaires ; en règlementant et en démolissant ; en poursuivant grâce à la loi de 1850 les marchands de sommeil, l’hygiénisme a exclu les logements insalubres du marché et de la ville. Comme le montre Henri Sellier dans un article de 1943 sur « le logement normal », la notion de logement ordinaire, couramment utilisée par les statisticiens, ne s’est construite que par différence avec le mauvais habitat (Fijalkow, 1998). Dans cette architecture du bonheur, la notion d’intimité y occupe une fonction centrale, notamment la chambre à coucher qui s’impose progressivement dans les appartements des milieux populaires et le logement social naissant.

Ainsi, la demande contemporaine de Monsieur Hubert de contrôler les entrées dans le jardinet qui entoure son pavillon n’est que la conséquence de ce processus de personnalisation de l’habitat. « Ce que je crains c’est surtout les voleurs : le portail est ouvert, tout le monde rentre comme ça. Avant-hier on a eu le facteur, les éboueurs, ils rentrent directement à la porte comme ça. J’aimerais une caméra qui permette de voir la personne qui sonne et que je puisse décider de la faire rentrer ou non». Il n’est pas sûr que cet équipement lui procure la satisfaction espérée. Cependant, Monsieur Hubert n’envisage pas de pouvoir protéger son identité et ses biens sans borner son cadre de vie.

En apparence, ce type de propos contraste avec le discours sur le partage résidentiel qui renait ces dernières années malgré le souvenir douloureux de l’appartement communautaire imposé par Staline (Azarova, 2007). La réponse pragmatique et individuelle à la crise du logement est certainement un facteur décisif pour les nombreux ménages obligés de partager leur appartement, de le louer à des touristes ou de proposer une chambre à un étudiant. Cependant, n’est-ce pas là l’expression d’une certaine vulnérabilité résidentielle ? La durée moyenne des colocations est souvent plus courte que celle des baux ordinaires. Comme les habitants de bidonvilles et de taudis les cohabitants souffrent de l’absence d’un abri personnel permettant de s’approprier l’espace durablement.

Être équipé, être aménagé : le confort cognitif

L’équipement des logements a été la grande bataille des Trente Glorieuses. Depuis 1950 et par intervalle de cinq ans à chaque recensement, l’Insee délivrait le pourcentage d’appartements équipés de WC, d’installations sanitaires et de chauffage central. La présence d’un cabinet d’aisance séparé sortait le logement d’avant-guerre de la statistique de l’inconfort. La douche, ou mieux la baignoire, symbolisait l’accès à l’eau, l’abondance d’énergie électrique et l’arrivée des petits robots dans la cuisine. Le réfrigérateur, une nourriture toujours disponible et bien conservée. Progressivement les statistiques ont montré que les logements étaient de mieux en mieux équipés. Cette victoire a consacré les équipements qui, depuis un siècle, ont meublé l’appartement et la maison d’instruments délivrant des flux d’eau sanitaire et rejetant le sale. Ils ont, en éclairant les logements à l’électricité, donné de la lumière à volonté, sans se soucier des rythmes naturels de l’ensoleillement de rigueur à l’extérieur. Au nom du confort, ils ont renforcé la cellule et la croyance de l’habitant à être maître chez lui, fier de ses équipements, témoins de sa réussite.

En effet, le confort est aussi ce qui conforte. Le « confort anglais », le « confort bourgeois », les « conditions de confort », toutes ces expressions renvoient aux dimensions de l’appartement et des équipements révélateurs de patrimoine et de fortune. Pour les hygiénistes des années 1880 préoccupés par le surpeuplement des appartements, la pauvreté des petits logements mal équipés était synonyme de fragilité financière et morale. Avec le démographe Jacques Bertillon ils désespéraient “qu’il existe à Paris un grand nombre de personnes qui vivent dans des logements beaucoup trop étroits. Sans même parler des malheureux qui vivent dans des garnis affreux où la même chambre sert à plusieurs dizaines de personnes, il y a beaucoup de familles d’ouvriers et d’ouvriers aisés où père, mère, garçons et filles vivent dans la même pièce. Il est aisé de deviner les conséquences d’un tel entassement au point de vue de l’hygiène et de la morale » [1].

Ainsi, tout le XIXème siècle n’aura de cesse d’expliquer que le confort pour tous égaliserait les conditions de vie : « eau et gaz à tous les étages », était-il écrit à la porte des immeubles « modernes » de Paris. Sous la poussée des épidémies, les pouvoirs publics ont imposé l’installation des réseaux d’approvisionnement en eau et le rejet des eaux usées. Les hygiénistes et les ingénieurs se sont attachés à mesurer l’approvisionnement en eau potable, l’évacuation des eaux usées, l’éclairement des pièces et leur dimension vitale. Le confort technique supposé préserver la santé humaine devait se mesurer en termes d’équipements sanitaires. Cependant, à la fin du XIXème siècle, les premières statistiques et cartes sur les logements mal équipés et surpeuplés ont permis de diriger l’action du baron Haussmann consistant à faire revenir la bourgeoisie dans une Capitale apaisée et aménagée, comme soixante ans plus tard, les bulldozers de la rénovation urbaine. De même, entre 1950 et 1970 en France, la construction de logements sociaux, soutenus par l’Etat se sont avérés à la pointe du progrès, montrant la voie aux autres types de logement. Dans les grands ensembles, les milieux populaires ont découvert l’eau potable, le vide ordure et l’ascenseur (LeGoff, 1994).

Cette vision ménagère du confort s’est perpétuée dans les expressions courantes qui commande l’usage des équipements. L’habitant est devenu un utilisateur. Pour Catherine, bientôt à la retraite, « le confort, C’est se sentir à l’aise, avoir tout ce que vous avez envie d’avoir comme produits ménagers, que tout soit facile, la télécommande pour allumer la tv ou les lumières, la facilité de la vie. Et aussi en essayant de faire attention aux consos d’énergie, d’eau etc. ». Seule l’énergie semble échapper aux habitants : selon l’Insee 25% d’entre eux s’en plaignent encore. Une partie d’entre eux (3,8 millions) seraient des « précaires énergétiques » qui ne se chauffent pas ou mal, faute d’équipements ou de pratiques adaptées.

Le confort conforme.

Tous les dispositifs techniques impliquent des conduites de gouvernement des corps, consolidant les disciplines à domicile (Foucault, 2004). Fidèle au slogan de Le Corbusier sur la « machine à habiter », la vie HLM vit au rythme des équipements qui, de l’ascenseur à l’eau courante en passant par le vide ordure et la ventilation mécanique, impliquent des usages respectueux des mécaniques servant l’immeuble collectif. Habiter c’est habiter les équipements techniques et respecter leurs normes. Certes, ceux-ci n’ont pas toujours raison des ruses habitantes qui peuvent détourner leurs sens pour aménager un confort discret (Dreyfus, 2000). Les personnes âgées qui refusent la rénovation de leurs immeubles, préférant à l’individualisation des sanitaires la vétusté de l’équipement collectif, souhaitent pouvoir veiller les unes sur les autres… Comme les habitants des nouveaux logements durables qui ouvrent leurs fenêtres plus de cinq minutes par jour et inquiètent les bailleurs, elles refusent la marche forcée vers le Progrès aveugle à leurs arrangements personnels. Faut-il alourdir de nouvelles dispositions le règlement d’habitation ? Sélectionner encore le public des logements sociaux ? Certes, la grande majorité des Français font bonne figure face aux injonctions aux bonnes pratiques d’économie d’énergie : selon les sondages 80% font ce qu’il faut et déclarent s’en mieux sentir[2]. Tous des menteurs ? Le sociologue ne s’autorise pas de jugements de valeurs. Par contre, il relève volontiers que le discours normatif est particulièrement attentif à l’éducation des enfants : « On leur demande de faire attention. On aère les chambres le matin, et mon fils à un moment après avoir aéré, mettait le chauffage à fond pour avoir chaud dans sa chambre et j’ai dit, ça ne va pas être possible ! Ça veut dire expliquer que ça augmente la facture d’électricité, donc il faut trouver un autre endroit, je lui ai dit tu aères ta chambre et tu vas t’habiller dans la salle de bain. Ce sont des habitudes à prendre en fait. » (Céline, 35 ans, propriétaire en pavillon).

Cet extrait d’entretien montre que le confort se niche dans des habitudes et des pratiques distinctives. Alors qu’en 2016, certains vont chercher dans la rue de l’eau pour se laver, et qu’il reste encore en France un million de personnes dans des logements sans équipement sanitaire, les nombreux services qui proposent, au nom du confort, de programmer la mise en marche des équipements de chauffage, d’éclairage et d’ouverture creusent les inégalités. Ceux-ci ne sont pas très onéreux pourtant. Et ce qu’ils promettent est démocratique : faire des économies, réduire les dépenses superflues. Pourtant les ménages qui se dotent de ces équipements dans les magasins de bricolage et ceux qui achètent les logements avec option (comme les voitures d’ailleurs) acceptent de vivre selon un modèle fondé sur la tranquillité, la quiétude et la confiance à l’égard des machines. Pour ne plus s’inquiéter des factures et « vivre comme des bourgeois », ils chargent les équipements techniques de réguler les consommations excessives, les intrusions, l’indiscipline des plus jeunes et la fragilité des plus âgés. Pour obtenir ce calme de l’esprit dont jouissent les possédants et qu’ils nomment « confort », ils demandent des « maisons programmées ». N’ayant plus peur que leur maison brûle, soit inondée ou cambriolée, pouvant surveiller les enfants qui rentrent de l’école et leurs vieux parents, les personnages rivés à leurs « objets connectés » ressemblent à ces nobles de l’Ancien Régime décrits par Elias (1985). Alors que ces derniers écrivaient leurs tourments dans leurs journaux intimes, c’est sur des tablettes informatiques que les ménages d’aujourd’hui confessent leurs excès.

Droits à la ville et devoirs d’habiter, pouvoir du symbolique

Si les équipements de confort n’ont pas de fonction eudaimonique, le sens vient d’ailleurs : lorsqu’habiter nous permet de comprendre le monde qui nous entoure ; lorsque l’habitant est porteur d’un récit lui permettant de s’approprier son lieu de vie dans toutes ses dimensions ; lorsque le logement donne à ses habitants des chances de réussir. Face à telles exigences on soulignera que le logement n’est pas une coquille repliée sur elle-même et qu’il n’est guère question d’équipements pour l’ouvrir sur la cité.

Comme le montre une étude de l’Insee sur la scolarité des enfants qui ont leur propre chambre (Gouyon, 2006), l’insertion sociale et professionnelle est souvent conditionnée par l’habitat. Le confort relève aussi du droit à la ville : se déplacer, avoir accès, pouvoir visiter et être soi-même accessible, vivre dans un quartier calme. La possibilité d’aller au centre-ville ou de visiter un équipement comme celle de pouvoir recevoir des amis ou de la famille est ouverte à tous ceux dont l’habitat n’est pas qualifié de « ghetto ».

Cependant, le droit au logement est assorti de normes qui règlent les conduites et conditionnent le fait d’être logé : tout appartement ou maison implique des devoirs. Ceux qui ne s’acquittent pas des contre dons manifestant un respect des domaines privés et publics courent le risque d’être exclus. Mais il est plus facile de se conformer lorsque le logement est bien équipé et doté d’une localisation et d’un statut social enviable. Comme le dit Damien : « ce logement, dans ce quartier détérioré là, franchement, je ne ferai pas de travaux car qu’est-ce que cela va me rapporter au final». Hier encore, le positionnement éthique de l’habitant à l’égard de tous les devoirs d’habiter se confrontait aux mesures hygiénistes sur la densité d’occupation, l’usage des équipements, la propreté. Avant-hier, l’habitant devait respecter les espaces communs : balcons interdits à l’étendage du linge, parkings hostiles à la réparation de voitures, caves prohibées aux adolescents. Aujourd’hui, il consiste à se plier aux injonctions faites aux l’individu de préserver la planète (trier ses ordures, économiser l’énergie). Chacun négocie avec ces normes. Habiter est en effet un long travail de socialisation qui consiste « à faire sa place ».

« Prendre place » est un enjeu crucial pour ce qu’on appelle indifféremment le « moi », et « l’image de soi ». Les dimensions de l’identité de lieu, de place identity (Proshansky, 1978) s’avèrent fondamentales. Dis-moi où tu vis et je te dirais qui tu es. Parce que l’appartement comme la maison sont des unités signifiantes qui expriment un usage de l’espace habité et une personnalité (goût, statut social, modes de vie…), les habitants ne se privent guère de mobiliser, quand cela est possible, tout le capital symbolique de leur maison : l’adresse, la façade ainsi que toute la panoplie des ornements et des décorations en leur possession. Le succès des magasins de bricolage en témoigne. Les nains de jardins, les entrées fastueuses expriment la poésie et l’imaginaire de chacun.

Ainsi, l’habitat, ressource symbolique et matérielle du groupe domestique, se modèle à son image. Comme l’a montré Bourdieu avec l’habitat kabyle (1972), les liens entre l’ordre social et la cosmogonie intègrent aussi les rythmes de vie du ménage, ses ressources et son modèle culturel. Le pavillon, qui distribue méthodiquement les espaces des membres de chaque couple et les fonctions (Haumont, 2001) attribue des « coins » à chacun selon le genre et l’occupation domestique. Mais cet ordre symbolique n’est pas immuable. Au cours de son cycle de vie, tel ou tel ménage peut modifier l’aménagement de son appartement en fonction de la présence des enfants et de leur âge, des occupations et du type de travail des cohabitants, et des équipements qui, comme l’ordinateur, surgissent de notre modernité et font de l’écran une nouvelle maison. Pourtant, malgré tous ces changements, la maison est aussi le lieu de la mémoire du groupe domestique, comme le montre le film de Guillaume Meigneux sur la rénovation des appartements de la cité Bois le Prêtre[3].

Comme le dit Bachelard : “Sans elle (la maison) l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain. »

Pour une politique du bonheur d’habiter

 De ce qui précède, on peut s’interroger sur le recours systématique aux équipements pour dispenser un confort dont le sens conditionne l’appropriation de l’espace et limite la qualité de l’habiter. N’est-il pas temps de développer un véritable droit à l’habiter dans la continuité du droit au logement décent ?

Pour illustrer notre propos prenons le problème, souvent posé dans les sociétés vieillissantes, de l’adaptation de l’habitat au grand âge qui mobilise tant de techniciens et d’architectes. Vouloir un appartement adapté pour cette population consiste surtout à conformer l’habitat à une manière de vivre l’espace, propre aux intéressés et à leur entourage. Le besoin d’adaptation révèle un besoin de personnalisation de l’habitat au sens large, ce que ne peuvent résoudre les équipements supplémentaires, promus par les professionnels comme la domotique. Il n’est guère possible de réduire cette problématique complexe à des questions de hauteur de marche, d’escaliers et de baignoire accessibles.

Ainsi la volonté d’automatiser l’habitat, qui se répand dans les médias et les milieux professionnels est le prolongement d’une vision équipementière du confort, en contradiction avec la demande de personnalisation des ménages. On assiste aujourd’hui à une tentative d’avancée de la technique pour programmer nos modes de vie. Face au ralentissement de la construction[4], on préfère proposer aux habitants, de s’outiller afin d’adopter des comportements « adaptés » leur évitant de déménager. L’Etat moderne qui a instauré l’auto contrôle de soi (Elias, 1985), et le gouvernement néo libéral qui responsabilise les individus contribuent à cette dynamique qui aliène les habitants les privant de lien avec leurs lieux de vie.

Joelle Zask (2016) a bien montré par de nombreux exemples comment le contact de la terre et de la végétation pouvait rapprocher les acteurs et faire progresser la démocratie.

Ainsi, le bonheur d’habiter n’est pas une équation à résoudre en fonction de besoins posés une fois pour toutes et auxquels les architectes seraient sommés de répondre. Car si le logement s’avère abriter correctement, s’il est bien équipé, offre une économie d’usage, une valeur sur le marché, une connectivité et une adaptabilité optimales, rien ne dit qu’il offrira une dimension hédonique, sera un tremplin pour la vie sociale et que ses habitants sauront se saisir de ses aménités. Non seulement les critères du confort ne sont pas hiérarchisables, mais ils sont modulables et négociables selon les valeurs des individus et leurs contextes sociaux.

Ainsi, la vulnérabilité résidentielle contemporaine ne se réduit ni à la pénurie de logement et à leur cherté, ni au manque d’équipements. Affranchir le bonheur d’habiter du confort nécessiterait de reconnaître l’appropriation de l’espace comme la dimension la plus synthétique de l’habitat résultant de rapports sociaux tendus entre voisins, propriétaires et locataire, copropriétaires et mitoyens. Quand, dans les villes denses, la crise du logement interdit aux plus pauvres de profiter complètement de l’espace où ils sont logés et de s’y installer symboliquement ; quand les habitants de bidonvilles et de taudis, locataires de chambres et d’hôtels meublés, cohabitants, ressentent des inquiétudes et des stress résidentiels considérables (Brummel, 1981); quand des ménages sont contraints par la précarité énergétique, quand les logements sont surpeuplés et inconfortables, ou situés dans des environnements hostiles, bruyants, pollués et incommodants, quand la pérennité d’une installation d’habitat est menacée, quand règne l’assignation à résidence, le bonheur d’habiter est menacé.

Celui-ci est donc une question politique. Face aux inégalités sociales et spatiales, l’habitat qui ne peut offrir par ses qualités et son inscription physiques des opportunités aux individus (Sen, 2008) les prive de mieux s’inscrire dans leurs localités, de trouver un emploi, de contrôler leur environnement, de développer leurs capabilités (Clapham, 2010, Coates, Anand, 2013). Les politiques du logement, fondées autrefois sur la promotion de la santé publique doivent aujourd’hui promettre beaucoup plus que des équipements supplémentaires pour promouvoir le Bonheur d’habiter.

Bibliographie

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Brummel, A.C. (1981). A method for measuring residential stress, Geographical analysis, 13(3), 248-261

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Zask, J. (2016). La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés. Paris : L’Harmattan

[1] Préfecture de la Seine Commission permanente de statistique municipale de Paris. Compte rendus des débats 25 octobre 1881, p 5.

[2] SOeS-Ipsos, Enquête sur les pratiques environnementales des ménages, novembre 2010 – janvier 2011.

[3] https://vimeo.com/120580777

[4] En France depuis plus de vingt ans le rythme de renouvellement du parc n’est que de 1% par an pb police

 

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