Recension par Thierry Nadisic, décembre…

Recension par Thierry Nadisic, décembre 2020

Penser, travailler et apprendre autrement : les nouveaux espaces de travail, récit d’une expérimentation
Thierry Picq, Sounita Rabut, Stéphane Parisot, Bahar Demir et Anaïs Potet
Collection direction innovation emlyon business school, 2020

Nous savons que la révolution des technologies de l’information change nos façons de travailler et d’apprendre. Mais qu’est-ce cela veut dire concrètement ? Le nouveau livre « Penser, travailler et apprendre autrement » nous raconte une expérience collective au cœur de cette transformation. Il nous fait entrer dans l’intimité de l’équipe du Silex, qui a été pendant deux ans le laboratoire d’innovation de la grande école emlyon business school.

Au-delà de la description passionnante de son fonctionnement, le livre nous fait découvrir à la fois la dynamique de création et de fermeture de ce type d’organisation ainsi que ses buts et ses résultats concrets. Encore plus fondamentalement, il est une source de réflexions et d’actions pour tous ceux qui cherchent comment mieux piloter l’innovation, la pédagogie, le management et la structuration physique d’un espace de travail.

Nous apprenons que le Silex a été créé en 2017 dans le contexte favorable d’un plan de transformation stratégique et organisationnel de l’école afin de favoriser celui-ci. Il s’agissait de participer à changer une culture et des comportements pour les orienter vers un esprit d’innovation. Concrètement cela signifiait développer la capacité collective à inventer les formations, les méthodes pédagogiques et les pratiques managériales de demain. Un deuxième objectif consistait à être un test sur 1000 m2 du futur campus de l’école qui serait trente fois plus grand.

La nouvelle culture d’innovation que ce lieu aidait à construire était faite d’agilité, d’ouverture vers l’extérieur, de transversalité, de convivialité et d’esprit positif. Elle était le fondement même du nouveau référentiel de compétences que l’école venait de développer pour tous ses programmes sous le nom « early maker ». Celui-ci consistait en la capacité à entreprendre de façon collaborative en prototypant rapidement des projets combinant de nouvelles technologies au service de besoins sociétaux.

Le livre montre comment le Silex est devenu la concrétisation portée par une équipe aux multiples talents de cette culture et de ce profil de compétences. Son fonctionnement était ouvert aux émergences de toutes sortes. Il favorisait l’hybridation des personnes internes et externes à l’organisation et était orienté sur l’expérience concrète. Il montrait que les nouvelles pratiques de management centrées sur le bien-être fonctionnaient et pouvaient s’organiser dans un espace de travail ouvert et modulable aussi loin de la standardisation que des open-spaces. Une scénographie forte en symboles comme l’architecture originale des salles de réunions appelées « cases à palabres » ou l’utilisation des murs pour la transmission de messages inspirants donnaient une réalité à la finalité du lieu.

Bien sûr, les résultats concrets d’un tel laboratoire d’innovation sont aussi importants que le changement culturel qu’il active. Le livre en détaille quatre principaux. D’abord de nouveaux produits et services ont été explorés, comme des formations, des démarches d’accompagnement ou des méthodes innovation. Ensuite le Silex est devenu un incubateur en lien avec tout l’écosystème d’innovation de la ville de Lyon. De multiples partenariats y ont vu le jour. De plus le lieu a fait émerger un nouveau métier : celui d’ « expérience manager », qui permet à tous les utilisateurs d’un lieu de vivre une expérience unique et satisfaisante. La formalisation de ce métier représente en soi un résultat utile. Enfin une nouvelle démarche complète de communication faite de coresponsabilité, d’émergence et d’agilité a été construite qui peut être réutilisée dans d’autres contextes similaires d’innovation.

Au total nous apprenons que 40% des coûts du laboratoire étaient financés par le sponsoring et 20% par les prestations du Silex, dont la location d’espaces. Restent 40% dont l’évaluation du retour sur investissement est liée à la manière dont on valorise le changement culturel et comportemental et les quatre résultats concrets qui ont été présentés. A cet égard le livre montre la démarche originale de communication du Silex sur ses activités qui lui a permis de remplacer les traditionnels indicateurs de performance par des mesures d’impact auprès des publics visés.

Enfin le livre se termine par la description de la fin du Silex qui a fermé en 2019 pour de multiples raisons, négatives (comme un rejet de la part d’un réseau d’adversaires du projet) et positives (comme la volonté de réintroduire l’innovation au cœur du fonctionnement de l’école elle-même). En même temps, ce moment marque la naissance de ce que les auteurs appelent le « Silex 2 » qui consiste à continuer la démarche réalisée pendant deux ans sans la fixer dans un lieu physique. Plusieurs pistes sont ainsi dévoilées : l’utilisation des principes du Silex à la fois pour inspirer la construction du nouveau campus de l’école et pour certifier d’autres espaces de travail, de formation ou de transformation où l’innovation est centrale.

La culture française et le…

La culture française et le bonheur

Recension de « Petites mythologies du bonheur français » de Gaël Brulé, Dunod, 2020.

Attention OLNI ! Ce livre est une belle surprise, une sorte d’« objet à lire non identifié » sur le bonheur. Il nous immerge dans des couches successives de sens qui ne semblent pas connectées a priori mais dont les études scientifiques ont montré qu’elles sont en fait directement reliées. En profondeur il explique le bonheur en France vu comme la satisfaction à l’égard de la vie et qui est à un niveau relativement bas par rapport à l’ensemble des pays européens (tout juste au-dessus de celui de la Bulgarie, de l’Ukraine et de la Russie qui sont en queue de peloton). Mais il le fait en surface en décrivant des artefacts caractéristiques de notre pays, du bouchon de vin à la 2 CV. Le lien entre le bonheur et ces objets ? Les dimensions qui permettent de rendre compte d’une culture : la 2 CV par exemple est l’illustration du libertarisme. La spécificité de l’ouvrage est aussi que le choix des dimensions rendant compte de la culture française s’est fait sur le fondement de nombreuses recherches interculturelles. Selon celles-ci, six dimensions peuvent caractériser notre culture : l’attachement au passé, l’hédonisme, l’aversion au risque, la verticalité, la pulsion libertaire et l’idéalisme. L’annexe méthodologique nous montre de façon rigoureuse et exhaustive (sur près de 60 pages) la légitimité de ces mises en lien. Décrivons successivement les six ensembles « objet – dimension culturelle – impact sur le bonheur » qui sont présentés dans le livre et permettent de comprendre notre bonheur.

Le bouchon de vin représente l’attachement des français au passé, qu’ils partagent par exemple avec la Russie. 70% des répondants dans notre pays déclarent qu’ils aimeraient vivre à une époque ancienne. Ce lien fort au passé se traduit par un goût pour l’authenticité, par exemple par la valorisation du patrimoine historique, et dans les liens sociaux, où l’on a souvent peur qu’une communication fluide et positive ne soit pas sincère. Le lien fort au passé est aussi la source d’une douleur liée au fait que l’époque glorieuse du rayonnement de la France dans le monde est révolue. L’impact sur le bonheur de cette première dimension culturelle est ainsi plutôt négatif.

Le repas à la française est le symbole de notre hédonisme. C’est dans notre pays qu’on passe le plus de temps en moyenne par jour à table : 133 minutes (contre 62 pour les Etats-Unis). Et dans le monde, c’est la France qui a le score le plus élevé en ce qui concerne l’hédonisme. Les petits plaisirs de la vie, comme une discussion, un bon plat ou une pause en terrasse, représentent une dimension du bonheur. Les français sont également reconnus pour avoir développé un art de vivre subtil qui donne de l’importance à l’esthétique au quotidien (des vêtements à la décoration). La recherche du plaisir peut aussi être un raccourci superficiel menant à la dépendance et peut alors manquer de sens profond. Au total l‘hédonisme semble avoir un effet ambigu sur le niveau de bonheur français.

La clôture qui entoure une propriété est l’illustration de l’aversion française à l’incertitude. Notre triptyque diplôme – contrat à durée indéterminé – propriété et notre goût pour la bureaucratie signalent une peur du risque, de l’avenir et de l’inconnu. Celle-ci va de pair avec notre défiance de l’autre. Seulement 19% des français estiment que les autres sont dignes de confiance alors que c’est le cas de 74% des norvégiens. Le français qui se méfie a été comparé à une noix de coco (dure à l’extérieur et molle à l’intérieur), par opposition à l’américain qui ressemblerait à une pêche (où c’est le noyau intérieur qui est dur). Or les pays les plus heureux sont ceux où la confiance envers les personnes que l’on ne connaît pas est la plus élevée. L’évitement de l’incertitude a globalement un effet défavorable sur le bonheur des français, alors même que c’est la dimension culturelle qui a la plus forte corrélation au bonheur.
La classe d’école est le marqueur du lien aux autres. Il est fait en France de verticalité forte et de locus de contrôle externe. La verticalité est définie par le degré d’acceptation de différences hiérarchiques importantes. Quant au locus de contrôle, s’il est interne, on pense que ses décisions dépendent de soi, s’il est externe, on considère que ce qui arrive dépend de circonstances extérieures. Ces deux caractéristiques sont bien illustrées en France par le niveau d’attente par rapport à l’Etat qui est le plus haut de tous les pays occidentaux. Or une faible hiérarchisation de la société et un locus de contrôle interne sont des facteurs respectivement favorable et très favorable au bonheur. La classe d’école de collège où le niveau de bien être des élèves est très bas montre cette faiblesse française. Pourtant les attentes des français en matière de hiérarchie ne sont pas différentes de celles des européens du nord. C’est notamment cet écart entre préférences et réalité qui est à l’origine d’une forte remise en cause des hiérarchies.

La 2 CV est une voiture libertaire. Cet objet a été choisi pour témoigner du besoin fondamental pour la liberté vue largement comme la capacité de s’opposer aux autorités instituées. C’est en France que le niveau d’autonomie intellectuelle, qui englobe notamment cette dimension libertaire, est supérieur à celui de tous les autres pays. En même temps 32% des français aiment les leaders forts, soit plus que dans la plupart des pays occidentaux. Ils sont également proches des pays asiatiques pour ce qui est de leur rejet de l’individualisme. Enfin ils semblent n’accepter ni contrôle par les pairs (les retours des collègues au travail ne sont pas recherchés) ni le fait de voir le niveau de responsabilité augmenter au même rythme que le niveau de liberté. Cette volonté d’affranchissement vis-à-vis de ce qui est considéré comme une pression voir une oppression hiérarchique est telle qu’elle semble affaiblir ce lien à l’autre qui est pourtant une source importante de bonheur.

Enfin le journal représente la passion française pour les idées abstraites rationnelles et holistes et pour les symboles et les idéaux universels. Or l’empirisme et l’attention aux faits sont justement des caractéristiques permettant une concrétisation des idées favorable au bonheur.

En conclusion ces six dimensions ont plutôt un impact négatif sur le bonheur en France. Celui-ci est favorablement influencé par notre goût pour la liberté, les plaisirs de la vie, la beauté et l’authentique mais il est hypothéqué par le poids du passé, une verticalité pesante, un vif rejet de l’incertitude, un lien social et une vision de la responsabilité problématiques ainsi qu’une faible importante donnée aux faits concrets. Ces dimensions sont également souvent en conflit entre elles. La volonté libertaire par exemple s’oppose à la verticalité hiérarchique et étatique, ce qui produit à la fois une vision qui se veut moins individualiste de la qualité de vie et une logique de l’honneur personnelle apte à redonner un sens du contrôle en situation d’obéissance. L’effet négatif des caractéristiques culturelles françaises et leurs tensions pourraient expliquer le niveau plutôt bas de la satisfaction à l’égard de sa vie caractéristique de notre pays. C’est bien ce qu’il fallait démontrer.

Thierry Nadisic

emlyon business school, Paris, France

Professeur en comportement organisationnel, ses recherches ont pour thèmes les sentiments de justice et d’injustice, les émotions et l’épanouissement, au travail et dans la vie quotidienne. Il a récemment publié plusieurs ouvrages comme « Le management juste » (Éditions PUG-UGA, 2018), « S’épanouir sans gourou ni expert, le meilleur coach c’est vous ! » (Éditions Eyrolles, 2018) et « S’épanouir en temps de crise : 21 techniques de psychologie positive (Éditions Eyrolles, 2021). Blog et contact : www.thierry-nadisic.com

Pour citer cette recension :

Nadisic, T. (2021). Recension de « Petites mythologies du bonheur français » de Gaël Brulé, Dunod, 2020. Sciences &Bonheur, XXX.