À première vue, le champ de recherche récent sur les sciences du bonheur pourrait se passer des services de la discipline historique. De fait, son objectif est plutôt l’étude du bonheur aujourd’hui, avec en horizon l’amélioration du bien-être des citoyens. Dès lors, la question se pose de savoir quelle pourrait être l’utilité de l’historien dans les sciences du bonheur. L’objet de cet article est de montrer que la perspective et les méthodes propres à l’histoire peuvent permettre de mieux comprendre l’objet et d’entamer un dialogue fécond avec les autres disciplines. Ainsi posera-t-on trois questions : en quoi l’historien peut-il être utile aux sciences du bonheur ? Comment peut-on faire l’histoire du bonheur ? Quels peuvent en être les résultats ? Chacune des parties de l’article se chargera de répondre à ces problématiques.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Rémy Pawin est docteur en histoire contemporaine, Rémy Pawin est l’auteur de l’Histoire du bonheur en France depuis 1945 (Robert Laffont, 2013), ouvrage issu de sa thèse. Enseignant dans le secondaire et le supérieur, ses recherches actuelles l’ont conduit à s’intéresser au bien-être et à l’éducation.
SUMMARY
The object of this article is to show that historians can play a role within the science of happiness. Their point of view can lead to better insight about the evolutions of ideas and experiences of happiness. Before emphasizing the first results of a history of happiness, the present article questions the methodological specificities of the discipline and shows that historians can help develop the field of happiness studies by taking advantage of a wider range of documents.
MOTS-CLES
documents ; expériences ; représentations ; carnets.
KEYWORDS
documents ; experiences ; representations ; diaries.
Pour citer cet article (format APA). To cite this article (APA standards):
Pawin, R. (2016) Faire l’histoire du bonheur. Sciences & Bonheur, 1, 22-31.
L’article est disponible en format pdf dans le premier numéro. Pour y accéder, cliquer ici: S&B_Automne2016
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I L’originalité de l’historien
Science du passé, l’histoire a traditionnellement pour but d’exhumer et de faire ressurgir ce qui n’a plus cours. Autrefois, on faisait surtout l’histoire des princes ou des batailles, mais depuis plus d’un siècle déjà, les objets de l’histoire se sont diversifiés : histoire économique, histoire sociale et, depuis quelques décennies, histoire culturelle. Cette dernière manière de faire de l’histoire liée à la troisième génération des Annales et dont le plus célèbre promoteur est sans doute Alain Corbin, s’intéresse aux représentations, voire aux vécus des populations (Corbin, 2000). Le bonheur n’est donc plus un objet incongru pour l’historien, puisque l’histoire du bonheur s’inscrit dans ce paradigme et peut se prévaloir d’une assise théorique solide. Qui plus est, les avancées de l’historiographie ont promu une nouvelle manière de faire, dite histoire du temps présent (Rousselier, 1993). Il s’agit, en utilisant les méthodes historiques, de jeter un éclairage nouveau sur le présent, au-delà de la simple chronique journalistique. L’historien n’est plus contraint de travailler sur ce qui est mort et passé ; il peut au contraire aider à mieux comprendre ce qui vit encore. En ce sens, l’apport de l’historien aux sciences du bonheur tient sans doute moins à des études sur des antiquités lointaines que sur le passé toujours vivant, sur les origines du présent, sur les évolutions en cours. De fait, l’historien est le spécialiste, dans le champ des sciences humaines et sociales, des évolutions et des permanences.
Or les sciences du bonheur ont besoin d’un tel regard. L’historien devra ainsi apporter une profondeur diachronique aux observations et aux relevés réalisés par les sociologues, économistes, psychologues et par l’ensemble des experts du bonheur. Outre de jeter un éclairage neuf sur le présent en évoquant le passé, il pourra remettre en perspective les constats effectués par les autres disciplines, en soulignant leurs originalités ou, au contraire, leurs banalités – qui ne signifie pas manque d’intérêt, tant s’en faut. Cette attention aux changements et aux invariants sera l’occasion de mieux saisir la spécificité d’une situation donnée et évitera aux sciences du bonheur maints écueils, qui guettent le chercheur trop focalisé sur son temps et son terrain. Par exemple, les réponses actuelles des sondés français aux enquêtes de bien-être subjectif sont un peu moins positives que celles de plusieurs voisins, ce qui conduit à une interprétation d’un paradoxe français. Mais l’analyse des séries diachroniques signalent au contraire que ces réponses ont tendance à s’améliorer et que l’écart s’est réduit, ce qui permet de balancer l’idée d’un mal-être spécifiquement français.
De surcroit, l’expertise historique sur les évolutions pourra être mise à profit pour tenter de prédire les transformations à venir. Cet enjeu est un véritable défi, loin d’être encore relevé. Certes, l’historien n’est pas devin, mais sa pratique l’a rendu attentif aux facteurs du changement. Dès lors, il pourra devenir un atout dans les démarches prospectives et mettre en place des analyses systémiques, afin de prévoir les conséquences d’une variation de l’existant.
L’originalité de l’approche historique tient donc à la spécificité de son regard et à son expertise sur les évolutions. Son apport peut également être celui d’un spécialiste des usages de l’histoire, conçue comme un laboratoire d’expériences passées.
Longtemps, le passé a été considéré comme un réservoir d’exempla édifiantes : au Moyen-Âge, les prédicateurs utilisaient l’histoire pour promouvoir les normes religieuses (Berlioz, 1980). Cette vision a été, assez justement, battu en brèche par les fondateurs laïcs de la science historique. Certes, il ne s’agit en aucun cas, à la manière des clercs d’autrefois, d’instrumentaliser l’histoire pour encadrer les pratiques des fidèles. En revanche, le passé constitue un immense laboratoire de pratiques sociales à partir desquelles il sera possible de tester les théories élaborées par les scientifiques du bonheur. Le passé pourra donc devenir l’un des terrains d’enquêtes des sciences du bonheur. Bien entendu, le terrain des autres sciences humaines a l’avantage d’être plus facilement contrôlable, dans la mesure où le chercheur a la possibilité de déterminer l’ensemble des paramètres qu’il souhaite examiner, ce qui n’est pas vraiment le cas du terrain de l’historien. Mais d’une part, la construction des terrains est souvent longue et couteuse et, les subsides étant rares, l’histoire a le mérite d’avoir déjà existé. D’autre part et plus fondamentalement, le passé offre l’occasion de suivre l’objet dans un temps plus ou moins long, tandis que les expériences des autres sciences sont par nature limitées dans le temps. Cette profondeur diachronique sera un atout fort à disposition du champ de recherche.
Ici l’historien se mettra au service de l’interdisciplinarité. Dans un dialogue avec les autres disciplines, il sera le mieux placé pour adapter des problématiques et réfléchir à la possibilité de les faire progresser en utilisant le passé comme un laboratoire. Certes, toutes les questions relatives au bonheur ne pourront trouver de réponses dans le passé, puisque certains aspects trop récents ne s’y trouvent pas et que, surtout, l’historien a besoin de sources pour élaborer son savoir. Or ces sources ne sont pas toujours disponibles. Pour mieux comprendre cette spécificité de l’historien dans les sciences du bonheur, il convient maintenant d’aborder la question de la méthode.
II Les méthodes de l’historien
Faire l’histoire du bonheur implique d’en trouver les sources nécessaires. Les historiens du bonheur auront sans doute moins besoin des dépôts des archives nationales que les autres, dans la mesure où le bonheur n’était, jusqu’à une date récente, guère traité par les administrations publiques. En revanche, ils pourront faire leur miel d’un ensemble de documents variés, correspondant chacun à leurs différents objectifs. L’un d’entre eux pourrait correspondre à l’analyse des différentes représentations de la bonne vie. Pour ce faire, ils auront tout le loisir d’étudier les productions culturelles. A ce titre, l’institution du dépôt légal, créé par François 1er en 1537, leur permet de retrouver une grande partie des ouvrages publiés en France à l’époque moderne et la quasi-totalité de ceux édités depuis le début de la période contemporaine. Dans ces ouvrages, ils pourront retrouver les différents discours tenus sur le bonheur. La numérisation progressive du corpus en cours de réalisation par la BNF et disponible sur Gallica leur offrira à terme la possibilité de réaliser des recherches par mots-clés, permettant l’analyse lexicométrique du bonheur. Pour les ouvrages plus récents et non numérisés en raison du droit d’auteur, il leur faudra les sélectionner et les consulter manuellement. Pour ce faire, ils pourront adopter un principe nominaliste, par exemple choisir ceux dont le titre comporte bonheur ou un terme du champ sémantique afférent. Mais d’autres solutions peuvent aussi être conçues : les éditeurs spécialisés pourront leur fournir une entrée ; l’analyse d’un réseau d’auteurs pourrait en être une autre, à moins qu’ils ne préfèrent s’intéresser à un genre littéraire particulier ou encore aux uniques best-sellers, afin d’appréhender les discours les plus influents.
Puisque les livres ne sont pas les seuls dépositaires des représentations du bonheur, les historiens pourront aussi se pencher sur les images ou les productions artistiques. Les arts plastiques peuvent ainsi témoigner de visions du bonheur qu’il pourrait être utile d’étudier. De même, les images fixes – photographie – ou animées – films ou télévision – pourront fournir d’utiles gisements documentaires. La BNF, l’INA ou le CNC possèdent d’immenses collections que l’on pourra opportunément mettre à profit. Dans la même veine, la musique et, plus particulièrement, les chansons pourraient également fournir une entrée dans l’univers des représentations du bonheur. On aurait tort de minimiser l’influence que peut posséder une ritournelle en considérant la chanson comme un art mineur : une rengaine qui trotte dans la tête peut, plus ou moins involontairement, transformer notre façon de voir. Quoi qu’il en soit, il faut bien convenir que, grâce à l’ensemble de ces documents, les chercheurs en histoire pourront mieux comprendre la genèse, le développement et la force des différentes idées du bonheur. Or les idées modifient le jugement que l’on porte sur sa vie et ce regard est l’une des composantes majeures de notre sentiment (Lyubomirsky, 2008).
Outre ce premier massif documentaire relatif aux représentations du bonheur, les historiens ont à leur disposition un second ensemble de sources qui leur permet cette fois de mieux saisir les expériences du bonheur dans leur variété et leur diversité. De fait, l’objectif de l’histoire du bonheur n’est pas seulement d’apprécier les idées ; il s’agit aussi de mieux comprendre comment se forment les sentiments, de savoir ce qui a rendu heureux les citoyens, afin de déterminer ce qui pourrait améliorer leurs ressentis. Malgré le programme qu’avait lancé Bernard Lepetit, l’histoire des expériences est un champ de recherche encore assez peu développé, qu’il conviendra d’amplifier pour réaliser l’histoire du bonheur (Lepetit, 1995) [1]. Dans ce domaine également, plusieurs types de documents sont à disposition des chercheurs. En premier lieu, ils pourront utiliser l’ensemble des enquêtes sociales. Depuis le début du XXe siècle et particulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bonheur a fait l’objet d’études de la part de sociologues, de psychologues, d’économistes ou encore d’anthropologues (Pawin, 2014). Les enquêtes de bien-être subjectif, réalisées en France ou à l’international pourront notamment être mises à profit et utilisées. Les données brutes pourront être retrouvées et compilées. A ce titre, la World Database of Happiness créée par Ruut Veenhoven constitue une mine d’informations précieuses. Outre celles-ci, de nombreuses enquêtes sociales locales, nationales ou internationales fourmillent de données incidentes sur les sentiments des acteurs sociaux. Les organismes d’état, comme l’INED ou le CREDOC, ou des structures privées, comme l’IFOP ou la SOFRES, se sont ainsi penchés à de nombreuses reprises sur divers aspects de la vie des citoyens et ont lancé des études qui regorgent d’informations pertinentes pour qui sait les trouver et les utiliser à bon escient. Souvent, les chercheurs ont posé des questions sur les vécus, sans forcément s’inscrire dans le cadre du bien-être subjectif, ni du bonheur [2]. Mises en série, ces sources permettront de concrétiser l’utilisation de l’histoire comme laboratoire et ces données pourront aider à mieux comprendre comment se forment et comment évoluent les bonheurs des acteurs.
Le problème de ces documents tient au fait que les données brutes ne sont pas toujours disponibles et, surtout, qu’elles ne permettent guère de réellement comprendre comment se construisent les éléments au niveau de l’individu. Pour les compléter, les historiens ont à leur disposition des documents issus de la sphère privée : correspondances et journaux intimes. Les premiers constituent une source classique de la recherche historique. Les fonds d’archives privées ou les legs réalisés par des particuliers aux archives nationales ou à la BNF en consignent un grand nombre, le plus souvent issues des élites, qui ont, la plupart du temps, trié ce qu’elles désiraient voir conserver et ce qu’elles souhaitaient détruire, ce qui n’est pas sans poser de difficultés. Les journaux intimes, quant à eux, peuvent y pallier. On peut en trouver un grand nombre à la bibliothèque d’Ambérieu-en-Bugey. L’Association Pour l’Autobiographie (APA), fondée notamment par Philippe Lejeune en 1991, s’est donnée pour mission d’en recueillir le maximum et d’en organisation la conservation. Le fond, très riche, s’est constitué au gré des appels médiatiques ou par le bouche à oreilles et ce sont la plupart du temps les héritiers des diaristes qui ont déposé le journal, même si certains auteurs ont eux-mêmes décidé du dépôt. Les uns ou les autres ont pu réaliser des coupes et des sélections, mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas, contrairement aux correspondances.
Les journaux intimes devront être analysés avec précaution. Les diaristes ne sont en aucun cas représentatifs de la population française, contrairement aux larges échantillons étudiés par les enquêtes sociales. Toujours, la relation de l’auteur est singulière et devra donc être prise comme telle. De même, les pratiques sont très diverses : certains s’astreignent à une écriture quotidienne, avec une routine très normée, précisant parfois le bulletin météorologique, mais la plupart du temps, le diariste rédige quand il en a le temps ou l’envie. Certains d’entre eux semblent aimer s’épancher longuement de leur souffrance, dans une forme de délectation morbide, quand d’autres préfèrent décrire leurs joies ou leurs plaisirs du jour ou du moment. Les chercheurs devront donc prendre garde à ne pas se laisser berner par le « cher journal ». Mais il n’en est pas vraiment autrement lors des entretiens psychologiques sociologiques ou anthropologiques. De fait, l’observateur doit toujours se méfier de ce qu’il croit voir, et tous les chercheurs en sciences sociales savent que la présence de l’enquêteur vient perturber l’ordinaire de l’enquêté. A ce titre, les journaux, écrits le plus souvent pour ne pas être lus par d’autres du vivant de l’auteur, permettent d’éviter ce type d’interaction polluant les résultats des enquêtes sociales. Ainsi évite-t-on par exemple le biais dit de « désirabilité sociale », qui consiste, de la part de l’enquêté, à formuler des propos relativement conformes aux normes sociales en vigueur et correspondant à ce qu’il estime être les attendus de l’enquêteur. Avec les journaux, le problème de la sincérité des locuteurs n’est pas évacué, mais il est modifié. Les journaux seront donc à utiliser en complémentarité aux enquêtes sociales ou psychologiques et donneront l’occasion de mieux comprendre, en micro, comment se construit le bonheur des acteurs. Pour ce faire, les historiens devront être attentifs au mode d’administration de la preuve.
Démontrer et prouver constitue l’un des objectifs de la méthode historique et le bonheur n’échappe pas à ce cas général. Administrer la preuve en histoire culturelle constitue un épineux problème que ces quelques pages ne pourront régler définitivement [3]. L’une des difficultés réside dans la valeur que l’historien accorde ou n’accorde pas aux divers éléments découverts. Le monde contemporain étant toujours complexe et composite, l’historien du culturel est systématiquement confronté à des relevés hétérogènes et il doit nécessairement faire des choix déterminants, en valorisant ou en écartant telle ou telle représentation, telle ou telle expérience. A propos du bonheur, le trait est manifeste, puisque les sentiments, que l’on soit dans une période faste ou moins favorable, ne sont jamais unanimes. De même, les représentations de la bonne vie varient fortement d’un individu à l’autre et ce qui va rendre l’un heureux ne plairait pas à l’autre. Dès lors, la mise en récit, aussi complexe, longue et nuancée qu’elle puisse être, devra nécessairement en passer par des formes de pondération et d’interprétation [4] : l’historien sera contraint de faire des choix, de valoriser tel ou tel aspect de son corpus documentaire et d’en écarter certains. Pour éviter de sombrer dans un relativisme délétère et afin de pouvoir produire un récit aussi objectif que possible, les historiens du bonheur devront s’attacher à un horizon d’exhaustivité vis-à-vis de la documentation disponible sur l’objet traité, quel qu’il soit. Cela n’exclut pas la possibilité de réaliser des travaux de micro-histoire. Mais si tel est le but, il conviendra de se saisir de l’ensemble des sources consultables sur le sujet, aussi petit soit-il [5]. Comprendre de l’intérieur ce qui a fait le bonheur d’un individu spécifique pourrait, par exemple, permettre de montée en généralité et de mieux saisir quels éléments nous rendent heureux. Mais pour ce faire, l’historien devra être capable de retrouver l’ensemble des sources relatives à l’acteur étudié, afin de déterminer la part de spécifique et de général dans le cas analysé. C’est là le défi posé aux historiens du bonheur, qui devront faire montre d’une solide connaissance de l’archive et des ressources documentaires pour être capable de les mobiliser dans leur intégralité. De la sorte, leur travail, forcément teinté de la subjectivité de leur auteur, pourra devenir contrôlable et atteindre, si ce n’est l’objectivité, l’idéal d’intersubjectivité.
Ici, il convient de noter que ce problème de l’administration de la preuve pour l’historien n’est pas très éloigné de ceux rencontrés par les autres chercheurs en sciences sociales. En ce sens, le dialogue entre les différentes disciplines pourra certainement devenir le moyen d’une fertilisation croisée et permettre de solidifier l’assise scientifique du champ de recherches.
III Les résultats de l’historien
Après avoir brièvement présenté l’originalité et l’apport potentiel de la discipline historique aux sciences du bonheur et avoir évoqué quelques aspects méthodologiques de l’histoire du bonheur, il parait nécessaire, pour rendre plus concret cette présentation, d’en présenter l’un des résultats. Domaine de recherches récent, peu d’historiens se sont réellement penchés sur le sujet, mis à part Robert Mauzi, qui traquait l’idée du bonheur dans les écrits des Lumières et avait souligné l’essor du thème chez les littérateurs du XVIIIe siècle (Mauzi, 1960). C’est pourquoi je souhaite ici présenter l’un des principaux acquis de ma thèse sur l’histoire du bonheur, qui peut intéresser l’ensemble des participants aux sciences du bonheur.
La conversion au bonheur permet de mieux comprendre l’origine de l’intérêt scientifique pour le bonheur et de saisir de quel processus nous, scientifiques du bonheur, sommes les héritiers. De fait, le bonheur n’a pas toujours été la valeur universelle qu’il est devenu aujourd’hui. Certes, dans la suite des Lumières, l’aspiration au bonheur figure dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis (« the pursuit of happiness ») et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« afin que les réclamations des citoyens […] tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous »). Mais, au XIXe siècle, les publicistes le méprisent, à l’image de Flaubert, pour lequel il est « comme la vérole » (Flaubert, 1980, A Louise Colet) ou, au XXe siècle, de Freud, pour lequel « le bonheur n’est pas une valeur culturelle » (cité par Marcuse, 1963, p. 15). C’est toujours le cas après le Seconde Guerre mondiale, malgré la parenthèse du Front populaire. Le primat accordé au devoir – religieux ou laïc – et le productivisme limitait ainsi la place du bonheur dans la société française en 1945. Il restait cantonné à la vie privée et ne prétendait pas régir le domaine public. A la Libération, il n’était qu’une divinité de seconde zone. De nos jours au contraire, le bonheur constitue la norme des normes, auprès de laquelle les autres valeurs tirent leur légitimité.
Observateur lucide de L’Esprit du temps, Edgar Morin note au début des années 1960 que « le bonheur est effectivement la religion de l’individu moderne » (Morin, 1962, p. 177-178). Au tournant des années 1960-1970, le nouveau genre cinématographique constitué par les films intimistes, signale le sacre du bonheur : Un homme et une femme de Claude Lelouch, Les Choses de la vie de Claude Sautet, ou encore Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat, proclament un droit au bonheur et à l’expression des sentiments intimes, à la réflexion et au retour sur soi.
Dans le domaine scientifique, le bonheur devient un objet d’études légitimes. Jusqu’au tournant des années 1960-1970, les scientifiques délaissaient l’étude du bonheur au profit d’objet de recherches jugés plus dignes. A son retour des Etats-Unis, Claude Lévi-Strauss avait bien écrit un article sur « la technique du bonheur aux Etats-Unis ». Mais il s’y montrait partagé et l’on trouvait, chez lui, de fortes résistances au bonheur teintées d’antiaméricanisme. En revanche, à partir des années 1970, les choses changent : en 1972, le Centre de Recherche sur le Bien-Être (CEREBE) est créé et l’OCDE réunit un groupe de chercheurs sur le thème. Le politique fait également allégeance à la nouvelle norme et, bientôt, la consécration devient officielle : le Ministère de la qualité de la vie est créée par Giscard d’Estaing dès son élection en 1974. Ce n’est qu’un ministère de l’environnement, mais son titre constitue une reconnaissance : cette « qualité de la vie », officialisée au plus haut niveau de l’Etat, valide le légitime désir d’une vie de qualité.
Comprendre cette conversion implique à la fois de souligner la démonétisation des valeurs concurrentes au bonheur – le devoir, la gloire ou la puissance ont quelque peu perdu de leur attrait et leur justification fait désormais souvent appel au bonheur qu’ils peuvent procurer (Pawin, 2013) – mais aussi de relever des argumentations internes à l’univers du bonheur. Auparavant, deux arguments entravaient le droit au bonheur : le scandale du malheur du monde interdit d’être heureux – La Bruyère affirmait déjà : « il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères » (La Bruyère, 2008, De l’homme, 82) – et « le bonheur des uns fait le malheur des autres », c’est-à-dire que le bonheur est pensé comme jeu à somme nulle. Au cours des années 1950-1980, ces deux idées perdent une grande partie de leur influence. Dorénavant prévaut l’idée selon laquelle le bonheur de chacun peut se construire sans priver autrui du sien. Si l’individu peut – et doit – agir pour tenter de réduire les inégalités sociales, il n’est pas utile de s’empêcher d’être heureux au nom de l’injustice mondiale. Etre bien doté et ne pas être heureux est donc absurde et inutile. Qui plus est, c’est immoral, parce que les victimes de l’injustice n’ont qu’une possibilité : se plaindre de leur malheur.
De surcroît, le débat d’idées revalorise le bonheur en arguant de son utilité pour autrui. Un renversement des croyances est à l’œuvre dans la seconde partie du XXe siècle. Le XIXe siècle associait le bonheur à l’égoïsme et à la bêtise, les années 1970 sont plutôt celles de la redécouverte de ses qualités : les psychologues, dont l’influence sociale va croissant, signalent que bonheur et sens de la justice vont de pair et, qu’au contraire, la frustration conduit à la perversion. Sur le plan politique, l’homme juste n’a plus besoin d’une conscience malheureuse pour porter secours à autrui. Au contraire, son bonheur le rend disponible et une étude publiée en 2008 dans le British Medical Journal a même montré que le bonheur était contagieux et se propageait selon un modèle épidémique.
La démonstration selon laquelle il était efficace d’être heureux s’est également imposée aux contemporains. Aux Etats-Unis, Elton Mayo a, le premier, souligné l’importance des liens informels et affectifs pour l’organisation de la production, au cours de l’enquête Hawthorne, entre 1927 et 1932. Cette enquête est fondatrice du renouveau des techniques managériales : le bonheur a été associé à la productivité dans la France des années 1960-1980. Susciter l’adhésion par la satisfaction est assurément un mécanisme de contrôle social opératoire. Certes, dans cette perspective, le bonheur reste subordonné à un idéal d’efficacité. Cela étant, ce caractère efficient du bonheur participe de sa justification.
Certains acteurs, en outre, ont instrumentalisé cette valeur montante. Jouissance et vie heureuse furent ainsi mises en scène sur un grand nombre de supports, devenus omniprésents dans la vie quotidienne des contemporains : les magazines et les publicités le déploient à l’envie. A partir de 1973, la presse grand public consacre le marronnier du bonheur, qui refleurit chaque année. De même, le nombre de publicités auxquelles les citoyens sont exposés croit de manière exponentielle depuis les années 1970. Elles évoquent toujours, plus ou moins explicitement, le bonheur et convoquent son idée pour tenter d’exaspérer le désir du client potentiel. Répétant les mêmes thèmes, la publicité renforce l’influence de la version consumériste du bonheur et participe de la conversion au bonheur.
Tous ces éléments expliquent que désormais, plutôt qu’être juste, glorieux ou religieux, il faut être heureux. Le bonheur est sacré et beaucoup d’observateurs évoquent même l’existence d’un devoir de bonheur, dans une perspective souvent critique (Bourdieu, 1979, p. 422 sqq.). Afin de mieux circonscrire cette évolution, relevons que ce sacre du bonheur s’inscrit dans une histoire mondiale, dans laquelle les Etats-Unis ont un rôle essentiel, notamment par le biais de l’exportation de l’American way of life qui, très tôt, valorise le bonheur. Mais en raison de spécificités historiques, culturelles et politiques françaises – poids de la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale puis des guerres coloniales, force de l’humanisme et du communisme – ce processus a été freiné en France et le sacre du bonheur n’y est intervenu que plus tardivement.
Liée à cette conversion, apparaissent les premiers scientifiques du bonheur dont nous sommes les héritiers. La première étude de bien-être subjectif a lieu en Angleterre en 1912, mais les méthodes ne sont pas mises au point avant l’invention des sondages par Georges Gallup en 1929. Le champ de recherches est donc d’origine anglo-saxonne et la distinction entre bien-être émotionnel et eudémonique est apparue très tôt, dès les premières mesures. La technique fut importée en France après-guerre et la première mesure de bien-être subjectif eut lieu en 1946. Le retard des études francophones s’explique donc par l’histoire et par la lenteur relative du sacre du bonheur en France, valeur qui rencontre plus qu’ailleurs des résistances assez fortes. L’autre cause de ce retard tient aux orientations de la sociologie française d’après-guerre. Pour les tenants, de la tradition sociologique française et de l’héritage durkheimien, majoritaires dans le champ sociologique, le bien-être, sentiment subjectif ou superstructure culturelle déterminée par les conditions objectives, est sujet à caution.
Dans les années 1970 encore, plusieurs chercheurs veulent éviter d’avoir recours aux questions subjectives et préfèrent établir des indices objectifs de bien-être, forcément normatifs. Le programme de recherche pour la création d’indicateurs sociaux, sous l’égide de l’OCDE, révèle cette permanence de l’objectivisme, alors même que les questions sur le bien-être subjectif sont désormais institutionnalisées dans de nombreux pays (Strumpel, 1974). Les ingénieurs sociaux français, plus que les autres, hésitent à valider les indicateurs subjectifs : dans la synthèse des travaux de l’OCDE de 1974, Philippe d’Iribarne, sociologue français né en 1937 et directeur du Centre de recherche sur le bien-être créé en 1972, refuse largement la prise en compte du bien-être subjectif (D’Iribarne, 1972, p. 36-48). Parmi le groupe de prestigieux intellectuels internationaux, il est le seul à s’opposer ouvertement à la mesure subjective du bien-être et lui préfère la constitution d’indicateurs objectifs nouveaux et plus complexes. Sa position révèle le tropisme objectiviste de nombreux chercheurs français
Dès les années 1970 cependant, la légitimité des travaux sur bien-être subjectif s’accroît et de vastes enquêtes attentives aux processus de subjectivation sont lancées ; un nouveau champ de recherches prend son essor, consacré à l’étude du bien-être subjectif. Les conceptions du groupe minoritaire de la sociologie d’après-guerre sont progressivement parvenues à convaincre un grand nombre de chercheurs du bien-fondé de leur approche et du caractère opératoire des études sur les opinions subjectives. L’exemple de Jean Stoetzel est bien connu, mais significatif : le fondateur et directeur de l’IFOP importe les techniques de Georges Gallup (questionnaire quantitatif, échantillon représentatif de la population étudiée, travail statistique sur les corrélations, etc.) (Blondiaux, 1998) et l’une de ses ambitions est d’objectiver les processus subjectifs, les opinions ou les sentiments, parmi lesquels le bien-être. A partir de 1973 et sous l’égide de la Communauté Economique Européenne, un baromètre régulier de mesure du bien-être subjectif est mis en place [6].
Depuis, le processus s’est approfondi et le champ de recherches s’est développé : nous héritons de cette conversion au bonheur et des premiers chercheurs en bien-être subjectif. L’histoire du bonheur a donc permis de souligner un bouleversement des normes et des valeurs au second XXe siècle, avec le sacre du bonheur, et de retracer l’invention d’un champ de recherches international.
Conclusion :
Cet article nous a conduit vers trois conclusions intermédiaires qu’il convient de récapituler : les historiens peuvent apporter aux recherches sur le bonheur leur expertise du temps et des évolutions ; ils peuvent faire l’histoire du bonheur en adoptant une méthodologie adaptée ; ils peuvent aussi obtenir des résultats dans leur discipline propre, qui éclaire et intéresse les autres disciplines participantes. Ainsi peut-on désormais tenir pour acquise l’utilité de l’histoire pour les sciences du bonheur. Pour l’heure, l’enjeu est sans doute de mieux utiliser la ressource historique, non seulement pour retracer l’évolution des représentations et des expériences du bonheur, mais aussi pour comprendre ce qui fait l’éprouver et pour découvrir les leviers sur lesquels agir pour améliorer le bien-être du plus grand nombre. Gageons que certains historiens sauront relever ce défi.
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Poirrier, P. (2004), Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil.
Revel, J. (dir) (1996), Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard.
Rousselier, N. (1993), « L’histoire du temps présent : succès et interrogations », Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1993, 37/1, p. 139-141.
Strumpel, B. (dir.) (1974), Eléments subjectifs du bien-être, Paris, OCDE.
[1] Ce programme de recherche a tourné court après le décès prématuré de son instigateur.
[2] Pour un exemple parmi d’autres, voir Burguière (1977)
[3] La bibliographie est désormais abondante sur la question. Voir Revel, 1996 et Poirrier, 2004.
[4] Ce qui en soi n’est pas un problème puisque Michel De Certeau rappelait déjà que, quel que soit ses efforts d’objectivité, « l’historien a l’air de raconter des faits alors qu’il énonce des sens » (De Certeau, 1975, p. 66. Il souligne).
[5] Pour un exemple magistral, voir Corbin, 1998.
[6] Les comparaisons européennes qu’il autorise laissent d’ailleurs songeur et invite à relativiser les palmarès internationaux, puisqu’à cette époque déjà – que l’on considère le plus souvent comme positive, fait de plein emploi et d’espoir d’améliorations – les sondés français se déclaraient moins heureux que les Anglais ou les Allemands, dans une proportion même plus importante qu’aujourd’hui. A nouveau, l’on constate donc que l’historien peut balancer un phénomène observé en lui redonnant une profondeur diachronique.