Postface : Sens et bonheur face à l’absurdité du malheur | Christian Heslon

Le texte qui suit a pour l’essentiel été élaboré avant que ne gronde la guerre en Ukraine. Depuis lors, ce septième volume de Sciences & Bonheur intitulé « Sens et bonheur : Regards pluriels sur deux concepts en débat », résonne étrangement : s’il n’est ni sûr que le sens soit condition du bonheur, ni que le bonheur donne du sens à l’existence, il est en revanche certain que la guerre conjugue les deux antonymes du sens et du bonheur : elle n’est que malheur absurde. Nous nous serions pourtant tellement volontiers passés de cette démonstration du fait que, si les liens entre sens et bonheur sont diffus, le non-sens et l’absurde conduisent nécessairement au malheur …

1. Sens et bonheur, deux notions aux destins contrastés

Cette nouvelle livraison de la revue Sciences & Bonheur met au regard l’une de l’autre deux notions à l’actualité paradoxale : le « sens » et le « bonheur ». En effet, l’actuel succès du « sens » ne fait aucun doute, au point qu’il mérite d’être interrogé. Quant au « bonheur », il fait l’objet d’une vive ambivalence, notamment en France, ainsi que l’a montré Gaël Brulé (2020). Dès lors, conjoindre sens et bonheur confine autant à l’aporie qu’à l’oxymore. D’un côté, l’intuition commune voudrait sans doute que le fait de vivre des choses qui « ont du sens » contribue au bonheur, voire en procure. De l’autre, la recherche métaphysique de sens (sens de la vie / sens de sa vie ; sens du travail / sens au travail) risque fort de faire sombrer dans des abymes existentiels fort éloignés du bonheur, voire dans cet « anéantissement » de soi qui caractérise à certains égards notre époque et que Michel Houellebecq (2022) vient de dépeindre avec l’habituelle finesse ironique qui sert d’encre à sa plume. On sait d’ailleurs, depuis Jean-Paul Sartre (1943), que le néant constitue simultanément la condition et la négation de l’être.

Deux traditions s’opposent ici en psychologie : la tragique et la pragmatique. La première de ces traditions psychologique, que j’appelle tragique, s’enracine dans la philosophie classique, particulièrement allemande et, bien entendu, dans la psychanalyse freudienne. La seconde tradition, celle de la psychologie pragmatique, s’enracine dans la tradition plutôt nord-américaine, notamment initiée par William James à l’époque où Sigmund Freud fondait la psychanalyse. Sans retracer ici les diverses filiations et les multiples cousinages auxquels ces deux branches de la psychologie ont donné lieu en 130 ans, contentons-nous de remarquer que l’actuel regain de la psychologie existentielle articule ces deux traditions, quand la psychologie positive fait du bonheur non seulement un objet d’étude, mais encore un but louable, là où, au contraire, certains courants de la psychologie sociale s’en défient – ou le considèrent comme une représentation sociale. Voilà d’ailleurs le pari de Sciences & Bonheur, première revue francophone consacrée à l’approche scientifique du bonheur, dans un espace linguistique où il a moins bonne presse que dans l’anglo-saxon, selon une approche tirée de recherches et de travaux réflexifs, mais aussi expérimentaux et cliniques, qui ont pour partie l’habitude de considérer ce thème avec circonspection. Le bonheur apparaît en effet mal objectivable, flou, voire quelque peu vulgaire, banal, trop convenu pour être honnête, contrairement au « bien-être », notion mieux décrite, évaluée et objectivée par de nombreuses publications internationales qui tendent à faire consensus.

Et voici donc que cet objet suspect, en tout cas insuffisamment noble pour mériter un traitement scientifique, est ici croisé avec la notion de « sens » ! Cette relation ressemble à ces « allant de soi » hier pourfendus par les ethno-méthodologues : le bonheur passerait évidemment par le sentiment que les choses ont du sens. Mais, je viens de l’indiquer, la recherche de sens peut aussi conduire à la quête insatiable, à l’obsession, à l’angoisse, bref, à tout ce qui s’oppose au bonheur. J’ajouterais que si l’absurdité de la guerre est source de malheur, toute une partie de la tradition pragmatique en psychologie découle de l’absolue absurdité du malheur de la guerre, notamment celle que l’on nomme encore la « seconde » guerre mondiale – postulant qu’il n’y en aura pas de troisième – plus précisément des camps d’extermination nazis. Ainsi de la plupart des modèles et concepts les plus véhiculés par la psychologie existentielle et une partie de la psychologie positive, à commencer par la logothérapie de Viktor E. Frankl, dont on sait qu’il la déduisit de sa propre expérience d’Auschwitz : ceux qui, comme lui, y survécurent avaient développé leur vie intérieure et leur capacité à trouver du sens malgré l’horreur absurde dans laquelle ils étaient jetés. De même, les concepts de résilience et de coping résultent de chercheurs marqués par la Shoah, dans leur propre vie ou celle de leurs familles.

Or c’est 60 ans après la Shoah que la notion de sens connaît à nouveau un grand succès, bien au-delà de ses disciplines d’origine que sont la philosophie, la linguistique et la sémiologie. Aux débuts des années 2000 en effet, apparaissent d’une part la quête spirituelle devant le matérialisme triomphant du capitalisme de consommation, d’autre part les interrogations existentielles sur le sens d’une vie vouée à un travail souvent insatisfaisant au sein d’un Monde menacé d’effondrement écologique et géopolitique. En résulte le grand succès et l’intensification des publications scientifiques sur le sens, dont trois font précisément l’objet des recensions d’ouvrages réunies dans ce septième volume de Sciences & Bonheur. Celle de Nadia Baatouche est consacrée à la deuxième édition de l’ouvrage « Psychologie de l’accompagnement. Concepts et outils pour développer le sens de la vie » (Bernaud et al., 2020). Cette nouvelle édition, révisée et enrichie par rapport à la première, présente une méthode d’accompagnement psychologique visant à développer le sens de la vie et du travail, voire de la vie au travail, après avoir fourni nombre de repères théoriques sur ces notions.

La recension rédigée par Mathilde Moisseron-Baudé concerne l’ouvrage « Coaching existentiel. Accompagner la recherche de sens au travail » (Omid Khoneh-Chari, 2020). Ce livre débusque les problématiques » existentielles qui se logent dans les questionnements professionnels et propose une forme adéquate de coaching. La troisième recension due à Laurent Sovet présente « Meaning in life: An evidence-based handbook for practitioners » (Vos, 2018). Ce manuel explore le vaste champ des thérapies d’orientation existentielle. Ces trois recensions centrées sur le sens illustrent l’engouement dont cette notion, à peu près réservée voici vingt ans aux philosophes, linguistes et sémiologues, fait désormais l’objet, puisque chacun des trois ouvrages ici recensés comporte à chaque fois une importante bibliographie francophone et anglophone récente. Rien à voir avec la réserve prudente, quand ce n’est pas la méfiance, qui entoure encore les trop rares publications francophones sur le bonheur en sciences humaines et sociales.

2. Interroger le sens pour interroger le bonheur

Partant, n’est-il pas pertinent d’interroger ce succès du sens en même temps que l’insuccès du bonheur ? Si les travaux sur le sens, dans ses trois dimensions (signification, direction, sensation) sont pléthore, n’est-ce pas par un effet de mode auquel la présente revue, pourtant centrée sur le bonheur qui est tellement encore parent pauvre des sciences humaines et sociales, vient elle-même de sacrifier ? S’il est certain que les gens s’interrogent sur le sens de ce qu’ils vivent ou font, il n’est pas moins patent qu’ils cherchent surtout à être heureux – sans toujours savoir s’y prendre. Et si les chercheurs avaient eux-mêmes contribué à fabriquer cette quête de sens ? Si l’engouement récent pour le sens résultait au moins pour partie de la déshérence dans laquelle évoluent les universitaires, intellectuels et penseurs ? Il importe en tout cas d’esquisser une critique de ce concept de sens qui, à force d’être englobant, perd parfois de son acuité.

C’est ainsi que Jean-Pierre Boutinet (2018) rappelle, en une sorte de prolongement de la « déconstruction » de Jacques Derrida, l’instabilité du sens du fait des quatre caractéristiques de toute recherche de sens, par nature toujours singulière, provisoire, partielle et plurielle. Recherche singulière, car « propre à un individu, un groupe ou une collectivité donnée et tributaire de l’histoire de cet individu ou de ce groupe » (Boutinet, 2018, p. 3). Recherche provisoire au sens où Deleuze définissait la recherche de sens comme « une régression infinie qui se nourrit d’un rapport intrinsèque entre le sens et le non-sens » (Boutinet, 2018, p. 4). Recherche « destinée à demeurer partielle, voire fragmentée, si tant est […] que le monde est à jamais insaisissable dans sa profondeur abyssale » (Boutinet, 2018, p. 4). Recherche plurielle, enfin, car « bien que singulière, [elle] se veut plurielle, tant le terme sens est polysémique depuis ses lointaines origines étymologiques puisées dans l’ancien français médiéval (Boutinet, 2018, p. 4).

Autrement dit, le sens fait toujours défaut car il se dérobe dès lors que l’on croit l’avoir trouvé, un peu à la manière dont Lacan suggère que l’objet cause du désir n’est jamais pleinement atteint, que le désir manque toujours son but et que ce manque est source du désir. Le sens est-il alors autre chose que sa quête même, c’est-à-dire l’une des expressions du désir ? Boutinet amplifie alors les modèles habituels du sens qui comportent, comme je l’ai rappelé plus haut, trois dimensions, à savoir la direction, la signification et la sensibilité-sensorialité – cette polysémie étant d’ailleurs restreinte par le terme anglais de meaning, qui souligne surtout la signification, quand le sense renvoie aux sensations et qu’aucun de ces deux mots n’évoquent la direction. Toujours est-il que Jean-Pierre Boutinet distingue (2018, p. 14), à partir de la métaphore de l’embarcation dans un projet :

  • le sens-orientation, soit la proue de l’embarcation et son cap. C’est la direction que le sujet donne à sa vie, le sens vers lequel il dirige son projet. Je distingue à mon tour cinq manières de se déplacer vers une direction, cinq types de trajets possibles pour un projet : la trajectoire du « projet sur », le parcours du « projet pour », l’itinéraire du « projet de », le cheminement du « projet avec » et le combat, dans le cas du « projet contre » (Heslon, 2021, p. 205) ;
  • le sens-sensorialité, soit la poupe de l’embarcation et les traces qu’elle laisse dans son sillage (les cinq sens sont traces olfactives, auditives, visuelles, tactiles et gustatives, ainsi que l’illustre la célèbre madeleine de Proust) ;
  • le sens-justification, situé à la quille de l’embarcation qui lui permet de se stabiliser, de bifurquer, de s’équilibrer par un ancrage dans des motivations consistantes (la justification correspondant aux significations que le sujet attribue à son action) ;
  • le sens-interaction, soit les significations qui découlent de la rencontre et de la confrontation avec les personnes significatives, ici l’équipage et les passagers (parfois clandestins) croisés sur le pont de l’embarcation – ce qui permet de distinguer les deux versants de la signification : celle issue de la réflexivité intra-personnelle (le sens que le sujet donne à son action) et celle résultant de l’échange dialogique interpersonnel (le sens de l’action qui découle du dialogue – ou de l’incommunicabilité – avec autrui). Jean Guichard (2004) nomme « réflexivité duelle » la réflexivité intra-personnelle (le sujet (se) réfléchit) et « réflexivité ternaire » l’échange dialogique interpersonnel (le sujet, autrui et la réflexion produite par l’un chez l’autre);
  • le sens-sensibilité, enfin, désigne ce qui se joue au niveau du mât, des voiles et du vent qui pousse ou freine l’embarcation dans un projet : le navigateur y puisera des informations l’invitant à maintenir ou corriger le cap (sens-orientation), à y relire les informations fournies par le sens-sensorialité, à revisiter le sens-justification qui sert de quille à son esquif, à transiger aussi, avec lui-même et autrui, en fonction du sens-interaction tel qu’il évolue au gré de ses interactions avec les personnes significatives qui l’entourent en cette navigation subtile qui est l’odyssée de tout un chacun.

3. Quelles connivences entre sens et bonheur ?

Cette modélisation du caractère fluctuant de toute recherche de sens, insaisissable autrement que dans son mouvement sur les flots capricieux de la vie, rappelle le fameux fluctuat nec mergitur des latins : flotter sans sombrer. Elle est aussi l’occasion de rappeler que l’étymologie de l’opportunité, ob-portus, désigne le vent propice qui ramène au port, quand celle de la précarité, precarius, « obtenu par la prière », indique une situation de naufrage dans laquelle il ne reste plus qu’à s’en remettre à la puissance divine (Heslon, 2008). Devant ce caractère précaire et, pour tout dire, transitoire de tout sens (transire veut dire « mourir »), l’intelligibilité critique des cinq sens du sens (orientation, sensorialité, justification, interaction et sensibilité) renseigne déjà à deux égards. D’abord sur les significations de l’actuel besoin de sens – et ses limites. Ensuite, sur les connivences possibles mais incertaines entre sens et bonheur qu’explore ce n° 7 de Sciences & Bonheur – quand les connivences entre non-sens et malheur paraissent à l’inverse mieux établies…

Commençons par le besoin de sens. Ce besoin résulte certes de ce que Jean-François Lyotard (1979) nomma la « fin des grands récits de la modernité » (la science, le progrès, les Lumières, etc.), dès lors que ces récits échouèrent à se substituer aux grands récits antérieurs que fournissaient les traditions, les mythologies et les religions. Mais ce besoin et cette quête de sens qui envahit notre modernité tardive résulte aussi de l’attractif sentiment de découverte que procure le séduisant concept de sens aux chercheurs en sciences humaines et sociales, souvent éloignés quand ce n’est pas ignorants, de la philosophie et de l’anthropologie – dont je ne suis pas non plus grand spécialiste. Ainsi, si ce concept de sens apparaît comme une réponse englobante prometteuse, c’est souvent faute de n’en avoir pas opéré la déconstruction critique – dont je viens de proposer l’une des modalités possibles, qui reste certes à approfondir, critiquer, contester ou documenter. Bref, le besoin et la quête de sens nécessitent d’étayer sa modélisation au regard des vies plurielles et fluctuantes qui sont celles des adultes contemporains. Entre pandémie mondiale et menace de guerre planétaire, nous sommes désormais servis ! Sans oublier les crises existentielles ou identitaires qui fragilisent de longue date les avancées en âge adulte, tant du point de vue psycho-affectif (couple, famille, deuils, traumatismes) que psychosocial (études, travail, retraite). Alors oui, l’intelligibilité des différentes dimensions et fonctions du sens peuvent s’avérer utiles à se maintenir à flot face aux tempêtes de nos vies d’aujourd’hui. Fluctuat nec mergitur.

Cependant, se maintenir simplement à flot, c’est-à-dire échapper au malheur, survivre au transitoire, sortir du précaire et saisir le sens de l’opportunité ne suffit pas au bonheur. Car le bonheur n’est ni la sortie du malheur, ni son absence. C’est une sensation, presque une sensualité, cette sixième déclinaison du sens associée aux cinq autres que je viens de décrire : l’orientation, la sensorialité, la justification, l’interaction et la sensibilité. C’est ainsi que nous en arrivons aux connivences plausibles quoiqu’incertaines entre « sens » et « bonheur », telles que ce septième volume de Sciences & Bonheur les explore.

C’est tout d’abord Samia Ben Youssef Mnif qui explore les convergences et divergences des conceptions culturelles occidentale et arabo-musulmane du bonheur. C’est ensuite Marie-Pierre Demon Feuvrier qui présente un modèle intégratif du bonheur permettant d’en mieux saisir le sens. Stéphane Bozon et Shékina Rochat présentent la logique « effectuale » pouvant redonner du sens aux carrières individuelles et à la vie sur Terre tout en tendant vers un certain bonheur. C’est enfin Shékina Rochat et Caroline Arnoux-Nicolas qui montrent les perspectives ouvertes par l’approche ludique, permettant à la fois de développer du sens et, au moins dans certains cas, du bonheur. Si ce panorama n’est pas exhaustif, il est assez complet, donnant déjà grandement à penser les connivences entre sens et bonheur :

  • en premier lieu, quel(s) sens donne-t-on au bonheur ? Quelles sont les perceptions sensibles qui l’identifient et les sensations qu’il procure, quelles sont ses différentes significations selon les approches et les cultures, vers quelles directions oriente-t-il les actions, mais aussi les personnes et les groupes ?
  • en second lieu, en quoi les pratiques guidées par le sens contribuent-elles au bonheur et comment, symétriquement, le sentiment de bord éclaire-t-il sous un nouveau jour le sens de la vie, celui des actions menées ou des projets échafaudés ?

4. Conclusion

Tout un programme, donc ! D’autant plus nécessaire et précieux qu’il est le seul dont je dispose, depuis les fragiles menées de la psychologie universitaire où je me tiens, pour contrarier l’absurde malheur de la guerre qui gronde…

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