Introduction au numéro thématique : « Sens et bonheur : Regards pluriels sur deux concepts en débat » | Caroline Arnoux-Nicolas et Laurent Sovet

Introduction to the theme issue “Meaning and happiness: Plural views on two concepts under debate”

Le sens et le bonheur sont deux concepts qui ont fait l’objet d’une attention particulière dans les sciences humaines et sociales au cours des dernières décennies ainsi que d’un intérêt marqué de la part du grand public. Pourtant, l’exploration des littératures scientifiques anglophone et francophone met en lumière certaines inconsistances dans leur appropriation et leur définition.

En effet, Sonja Lyubomirsky (2007) souligne que le bonheur peut être vu comme un « concept parapluie » qui englobe à la fois les approches hédonistes – à travers le bien-être subjectif – et les approches eudémoniques – à travers le bien-être psychologique. Dans ce contexte, les risques de « jingle-jangle fallacies » sont fréquents où certains termes vont être utilisés comme synonymes dans certaines publications ou comme éléments distincts dans d’autres publications (Donaldson et al., 2015 ; Sovet, 2014 ; Zeidner, 2021).

Quant au concept de sens, ce dernier apparaît comme complexe et relevant de multiples facettes, il s’avère possible de l’expliciter et de le modéliser (Bernaud et al., 2020). La littérature sur le sens de la vie est traversée par les mêmes ambiguïtés où les termes « plein de sens » (meaningful) et « sens » (meaning) sont parfois utilisés de manière interchangeables (Steger, 2019). En effet, Jean-Luc Bernaud (2021, p. 93) évoque que « le concept a souvent été remis en cause pour sa polysémie, la diversité de ses points d’ancrages conceptuels, voire ses confusions ». En l’occurrence, la vie pleine de sens (meaningful life) se définit comme un « processus psychologique qui implique nécessairement pour les individus de ressentir que leur vie a une importance, de donner un sens à leur vie et de déterminer un but plus général pour leur vie » (Steger, 2012, p. 177) tandis que le sens de la vie (meaning of life) représente les sources de sens qui constituent une vie pleine de sens (Sovet & Bernaud, 2019). Ces éléments de complexité et ces ambiguïtés terminologiques se retrouvent également dans le sens au travail (Arnoux-Nicolas, 2019 ; Sovet & Bernaud, 2019)

Ces difficultés à identifier des consensus peuvent freiner ou complexifier la compréhension des liens entre le sens de la vie et le bonheur dans la mesure où la définition choisie et explicitée pour chaque terme apparaît comme une étape déterminante. À ce titre, Laurent Sovet (2021, p. 185) rappelle que : « Le sens de la vie et le bonheur sont deux termes que nous pourrions avoir tendance spontanément à réunir dans une même phrase. De nombreux ouvrages de développement personnel à destination du grand public les mettent facilement en lien avec de multiples configurations possibles. En effet, il peut arriver qu’ils soient présentés comme deux synonymes, comme l’un étant la conséquence de l’autre ou encore comme deux rapports distincts à l’existence. Face à ces différents points de vue, il est possible de cerner très rapidement les enjeux d’apporter une définition précise à chaque terme ».

Vikor E. Frankl (1905-1997), professeur de neurologie et de psychiatrie, représentant de la troisième école viennoise de psychothérapie et auteur pionnier dans l’étude contemporaine du sens de la vie, aborde les liens entre sens et bonheur sous l’angle d’une causalité. Le sens y est appréhendé sous l’angle de la vie pleine de sens (i.e., et plus particulièrement la composante motivationnelle) tandis que le bonheur y est alors appréhendé sous l’angle du bien-être subjectif : « Le plaisir n’est jamais le but de l’existence, il est et doit demeurer un effet, et plus spécifiquement, la conséquence du fait d’avoir atteint un but. Le fait d’atteindre un but constitue une bonne raison d’être heureux. Autrement dit, si nous avons une raison d’être heureux, le bonheur suivra, automatiquement et spontanément, comme il se devra. Et c’est pourquoi nul ne doit chercher le bonheur, nul ne doit s’en occuper tant qu’il n’a pas de raison de le faire » (Frankl, 2009, p. 32). Plus récemment, une méta-analyse basée sur 51 études auprès de 27 000 personnes en Chine (Jin et al., 2016) et une méta-analyse basée sur 147 études menées auprès de plus de 90 000 personnes au profil varié (Li et al., 2021) mettent en évidence des corrélations moyennes entre la vie pleine de sens et le bien-être subjectif. En somme, ces éléments suggèrent que « la compréhension des liens entre le sens de la vie et le bonheur doit se penser au moins à un niveau terminologique et à un niveau théorique » (Sovet, 2021, p 195).

L’objectif de ce numéro thématique vise à mettre en dialogue sens et bonheur à la croisée de plusieurs contributions s’inscrivant dans le champ de la psychologie, de la philosophie et des sciences de l’éducation et à partir d’études empiriques et de revues de question. Il s’inscrit dans le prolongement du colloque international « travailler, s’orienter, quel(s) sens de vie ? » organisé conjointement par l’Université Paris Cité (i.e., anciennement Université Paris Descartes) et le Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris du 21 au 23 novembre 2019. À la suite de cette manifestation scientifique, un appel à contributions fut lancé. Au total, ce numéro thématique réunit quatre articles, trois recensions et une postface.

Les deux premiers articles apportent des éléments de réflexion sur la manière de conceptualiser les liens autour du bonheur et du sens. Plus spécifiquement, les liens entre le bien-être subjectif et le bien-être psychologique sont discutés et parfois revisités pour se diriger vers une approche plus holistique ou intégrative. Samia Ben Youssef Mnif (2022) s’appuie sur une revue approfondie de la littérature en psychologie et en philosophie pour comparer les conceptions occidentales et arabo-musulmanes du bonheur. Elle fait ressortir à la fois les éléments de ressemblances et différences et leurs répercussions sur la mesure du bonheur. Marie-Pierre Demon Feuvrier (2022) apporte un éclairage critique sur les conceptualisations du bonheur dans la littérature scientifique en soulignant la nécessité d’envisager une meilleure conciliation entre le bien-être subjectif et le bien-être psychologique. Une étude empirique sur les représentations sociales du bonheur est y menée auprès d’une population naïve et d’une population experte dans plusieurs pays anglophones et francophones. Ces deux premières parties servent d’éléments d’appui pour proposer un modèle intégratif du bonheur.

Les deux articles suivants mettent l’accent sur la manière dont il est possible de favoriser le bonheur et le sens. Stéphane Bonzon et Shékina Rochat (2022) proposent une revue de questions sur l’effectuation – définie comme « la manière dont les entrepreneur·e·s agissent dans l’incertitude en partant des ressources qu’ils et elles ont à disposition pour créer de la valeur par la transformation de leur environnement » (p. 64) – et ses liens potentiels avec le bonheur et le sens à l’échelle de l’individu et de la société dans un contexte de transformation des parcours professionnels et de promotion des objectifs de développement durable. Shékina Rochat et Caroline Arnoux-Nicolas (2022) appréhendent le jeu comme une métaphore utile porteuse de sens, voire même pourvoyeuse de bonheur pour l’individu dans sa vie, à l’aune de deux perspectives conjuguées, celle de la psychologie existentielle et celle de la psychologie positive. Des pistes d’application du jeu dans des dispositifs de recherche et des interventions tant dans le domaine de l’orientation tout au long de la vie que dans la sphère du travail y sont proposées et discutées.

Pour compléter ce numéro thématique, trois recensions d’ouvrages sont proposées respectivement par Nadia Baatouche (2022), Mathilde Moisseron-Baudé (2022) et Laurent Sovet (2022). Ces ouvrages ont en commun de proposer des pistes d’interventions et des réflexions pratiques sur le sens et le bonheur. En conclusion, ce numéro thématique apporte des éclairages complémentaires sur les concepts de sens et de bonheur et la manière de se les approprier dans la littérature scientifique. Christian Heslon (2022) offre une postface critique sur les enjeux terminologiques, épistémologiques, étymologiques et conceptuels qui structurent les liens entre sens et bonheur. De manière élargie, son écrit invite à rechercher davantage de consensus en vue de parvenir à concilier les termes et les concepts au fondement des sciences du bonheur.

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