Introduction au numéro thématique « Incertain et bonheur : Des relations protéiformes » | Anthony Lepinteur

Introduction to the thematic issue « Uncertainty and happiness: Protean relationships »

L’incertain, concept fondamental exploré dans ce numéro thématique de la revue Sciences & Bonheur, se réfère à une condition caractérisée par le manque de certitude ou de prévisibilité quant à un événement, une situation ou un résultat futur. C’est une notion qui transcende les frontières disciplinaires, touchant à la fois les domaines des sciences de la nature et des sciences sociales. L’incertitude peut émerger de multiples sources, telles que la complexité des systèmes, la variabilité des facteurs environnementaux, ou encore les limites de notre connaissance et de notre compréhension.

Dans son ouvrage intitulé « Risk, uncertainty and profit » publié en 1921, l’économiste Francis Knight distingue le risque de l’incertitude. Selon cet auteur, le risque est quantifiable et son occurrence probabilisable. À l’inverse, l’incertitude est par nature imprévisible. Elle ne peut pas être mise en équation. Il est intéressant de mentionner que l’incertitude de Knight est un risque qui n’est pas mesurable à l’instant t. Il n’en reste pas moins possible de penser qu’une incertitude aujourd’hui devienne un risque demain. La crise récente du COVID-19 en est un parfait exemple. Les premiers mois de la pandémie nous ont plongé dans un profond environnement d’incertitude autant sur le plan sanitaire qu’économique. Puis le déploiement extraordinaire de ressources, jumelé à de rapides progrès émanant de la sphère scientifique nous ont permis de dompter l’incertain, le réduisant de fait à un état a priori plus désirable de risque. L’incertitude est donc consubstantielle à la limite de la connaissance humaine et le dépassement de cette limite est une promesse de transformation en risque.

Ce numéro thématique joue avec ce processus de transformation au sens où le bien-être est mis en relation avec des évènements futurs aux degrés de probabilisation variables au fil des contributions. Certains articles questionnent la dimension éthique de nos choix face au risque et à l’incertain quand d’autres s’attardent sur la conception, la quantification et les déterminants de l’incertain.

Le lectorat avisé remarquera l’interaction entre le milieu de la santé et l’incertain surgir dans différentes contributions. Cette interaction, déjà présente plus haut dans cette introduction, n’est pas étonnante. Les différents champs disciplinaires qui étudient le bien-être subjectif s’accordent aujourd’hui pour dire que la santé, aussi bien mentale que physique, est un déterminant fondamental du bien-être, voire même le plus important. Or, la santé peut incarner à elle seule l’ensemble des problématiques que ce numéro thématique vise à éclairer : bien qu’elle soit à la base de notre bien-être, la santé est sujette à des changements constants et ces changements peuvent être perçus comme risque ou incertain en fonction du lieu et de l’époque.

Deux articles sociologiques rédigés par Carine Vassy (2024) et Jean-Hugues Decheaux (2024) nous questionnent et nous éclairent sur les débats éthiques liés au progrès scientifique et la maitrise progressive de l’incertitude liée à la naissance. Ces articles, ancrés dans le milieu de la santé, sont complétés par une recension de l’ouvrage « Understanding and managing uncertainty in healthcare: Revisiting and advancing sociological contributions » de Nikola Mackintoch et Natalie Armstrong, rédigée par Gaël Brulé (2024). Au travers cette recension apparaissent de nouvelles problématiques et solutions liées à la gestion de l’incertain dans le milieu médical.

À ces contributions venant du champ de la sociologie se greffent deux contributions s’inscrivant dans celui de l’économie. Par son travail de micro-économètre appliquée, Anthony Lepinteur (2024) étudie l’anatomie du sentiment de risque de perte d’emploi en France et en Suisse et met en exergue l’importance de prendre en compte le contexte institutionnel. Francis Munier (2024), quant à lui, apporte un éclairage précieux sur la mesure dans laquelle la théorie de la viabilité est à même de fournir un cadre théorique à l’économie dite du « bien-être ».

Enfin, dans la perspective de la psychologie, Sarah Leveaux (2024) fait appel à la théorie des représentations sociales ainsi que des focus groups afin de nous permettre de mieux comprendre comment le concept d’incertitude est perçu et gérer. Dans sa recension du livre « Les décisions d’orientation : Notions fondamentales » de Yann Forner, Laurent Sovet (2024) aborde la question de l’incertain dans la psychologie de l’orientation et de son influence sur nos comportements de manière concrète par le prisme de l’indécision vocationnelle, qui renvoie à « l’incapacité à définir un choix d’orientation scolaire ou professionnelle » (Kelly & Lee, 2002, p. 322). L’ensemble des articles ci-dessus a été décrit par champ disciplinaire pour des raisons arbitraires, voire peut-être par facilité. Cependant, la dimension transcendantale et pluridisciplinaire de l’incertain infuse ce numéro thématique par la diversité des sujets traités et les nombreuses passerelles liant les différentes contributions. En somme, ce numéro est une formidable opportunité de mobiliser les sciences sociales afin de mieux saisir l’incertain, dans ce qu’il incarne en tant que concept tout autant que dans sa capacité de vecteur – ou d’inhibiteur – de bien-être.

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