La culture française et le bonheur
Recension de « Petites mythologies du bonheur français » de Gaël Brulé, Dunod, 2020.
Attention OLNI ! Ce livre est une belle surprise, une sorte d’« objet à lire non identifié » sur le bonheur. Il nous immerge dans des couches successives de sens qui ne semblent pas connectées a priori mais dont les études scientifiques ont montré qu’elles sont en fait directement reliées. En profondeur il explique le bonheur en France vu comme la satisfaction à l’égard de la vie et qui est à un niveau relativement bas par rapport à l’ensemble des pays européens (tout juste au-dessus de celui de la Bulgarie, de l’Ukraine et de la Russie qui sont en queue de peloton). Mais il le fait en surface en décrivant des artefacts caractéristiques de notre pays, du bouchon de vin à la 2 CV. Le lien entre le bonheur et ces objets ? Les dimensions qui permettent de rendre compte d’une culture : la 2 CV par exemple est l’illustration du libertarisme. La spécificité de l’ouvrage est aussi que le choix des dimensions rendant compte de la culture française s’est fait sur le fondement de nombreuses recherches interculturelles. Selon celles-ci, six dimensions peuvent caractériser notre culture : l’attachement au passé, l’hédonisme, l’aversion au risque, la verticalité, la pulsion libertaire et l’idéalisme. L’annexe méthodologique nous montre de façon rigoureuse et exhaustive (sur près de 60 pages) la légitimité de ces mises en lien. Décrivons successivement les six ensembles « objet – dimension culturelle – impact sur le bonheur » qui sont présentés dans le livre et permettent de comprendre notre bonheur.
Le bouchon de vin représente l’attachement des français au passé, qu’ils partagent par exemple avec la Russie. 70% des répondants dans notre pays déclarent qu’ils aimeraient vivre à une époque ancienne. Ce lien fort au passé se traduit par un goût pour l’authenticité, par exemple par la valorisation du patrimoine historique, et dans les liens sociaux, où l’on a souvent peur qu’une communication fluide et positive ne soit pas sincère. Le lien fort au passé est aussi la source d’une douleur liée au fait que l’époque glorieuse du rayonnement de la France dans le monde est révolue. L’impact sur le bonheur de cette première dimension culturelle est ainsi plutôt négatif.
Le repas à la française est le symbole de notre hédonisme. C’est dans notre pays qu’on passe le plus de temps en moyenne par jour à table : 133 minutes (contre 62 pour les Etats-Unis). Et dans le monde, c’est la France qui a le score le plus élevé en ce qui concerne l’hédonisme. Les petits plaisirs de la vie, comme une discussion, un bon plat ou une pause en terrasse, représentent une dimension du bonheur. Les français sont également reconnus pour avoir développé un art de vivre subtil qui donne de l’importance à l’esthétique au quotidien (des vêtements à la décoration). La recherche du plaisir peut aussi être un raccourci superficiel menant à la dépendance et peut alors manquer de sens profond. Au total l‘hédonisme semble avoir un effet ambigu sur le niveau de bonheur français.
La clôture qui entoure une propriété est l’illustration de l’aversion française à l’incertitude. Notre triptyque diplôme – contrat à durée indéterminé – propriété et notre goût pour la bureaucratie signalent une peur du risque, de l’avenir et de l’inconnu. Celle-ci va de pair avec notre défiance de l’autre. Seulement 19% des français estiment que les autres sont dignes de confiance alors que c’est le cas de 74% des norvégiens. Le français qui se méfie a été comparé à une noix de coco (dure à l’extérieur et molle à l’intérieur), par opposition à l’américain qui ressemblerait à une pêche (où c’est le noyau intérieur qui est dur). Or les pays les plus heureux sont ceux où la confiance envers les personnes que l’on ne connaît pas est la plus élevée. L’évitement de l’incertitude a globalement un effet défavorable sur le bonheur des français, alors même que c’est la dimension culturelle qui a la plus forte corrélation au bonheur.
La classe d’école est le marqueur du lien aux autres. Il est fait en France de verticalité forte et de locus de contrôle externe. La verticalité est définie par le degré d’acceptation de différences hiérarchiques importantes. Quant au locus de contrôle, s’il est interne, on pense que ses décisions dépendent de soi, s’il est externe, on considère que ce qui arrive dépend de circonstances extérieures. Ces deux caractéristiques sont bien illustrées en France par le niveau d’attente par rapport à l’Etat qui est le plus haut de tous les pays occidentaux. Or une faible hiérarchisation de la société et un locus de contrôle interne sont des facteurs respectivement favorable et très favorable au bonheur. La classe d’école de collège où le niveau de bien être des élèves est très bas montre cette faiblesse française. Pourtant les attentes des français en matière de hiérarchie ne sont pas différentes de celles des européens du nord. C’est notamment cet écart entre préférences et réalité qui est à l’origine d’une forte remise en cause des hiérarchies.
La 2 CV est une voiture libertaire. Cet objet a été choisi pour témoigner du besoin fondamental pour la liberté vue largement comme la capacité de s’opposer aux autorités instituées. C’est en France que le niveau d’autonomie intellectuelle, qui englobe notamment cette dimension libertaire, est supérieur à celui de tous les autres pays. En même temps 32% des français aiment les leaders forts, soit plus que dans la plupart des pays occidentaux. Ils sont également proches des pays asiatiques pour ce qui est de leur rejet de l’individualisme. Enfin ils semblent n’accepter ni contrôle par les pairs (les retours des collègues au travail ne sont pas recherchés) ni le fait de voir le niveau de responsabilité augmenter au même rythme que le niveau de liberté. Cette volonté d’affranchissement vis-à-vis de ce qui est considéré comme une pression voir une oppression hiérarchique est telle qu’elle semble affaiblir ce lien à l’autre qui est pourtant une source importante de bonheur.
Enfin le journal représente la passion française pour les idées abstraites rationnelles et holistes et pour les symboles et les idéaux universels. Or l’empirisme et l’attention aux faits sont justement des caractéristiques permettant une concrétisation des idées favorable au bonheur.
En conclusion ces six dimensions ont plutôt un impact négatif sur le bonheur en France. Celui-ci est favorablement influencé par notre goût pour la liberté, les plaisirs de la vie, la beauté et l’authentique mais il est hypothéqué par le poids du passé, une verticalité pesante, un vif rejet de l’incertitude, un lien social et une vision de la responsabilité problématiques ainsi qu’une faible importante donnée aux faits concrets. Ces dimensions sont également souvent en conflit entre elles. La volonté libertaire par exemple s’oppose à la verticalité hiérarchique et étatique, ce qui produit à la fois une vision qui se veut moins individualiste de la qualité de vie et une logique de l’honneur personnelle apte à redonner un sens du contrôle en situation d’obéissance. L’effet négatif des caractéristiques culturelles françaises et leurs tensions pourraient expliquer le niveau plutôt bas de la satisfaction à l’égard de sa vie caractéristique de notre pays. C’est bien ce qu’il fallait démontrer.
Thierry Nadisic
emlyon business school, Paris, France
Professeur en comportement organisationnel, ses recherches ont pour thèmes les sentiments de justice et d’injustice, les émotions et l’épanouissement, au travail et dans la vie quotidienne. Il a récemment publié plusieurs ouvrages comme « Le management juste » (Éditions PUG-UGA, 2018), « S’épanouir sans gourou ni expert, le meilleur coach c’est vous ! » (Éditions Eyrolles, 2018) et « S’épanouir en temps de crise : 21 techniques de psychologie positive (Éditions Eyrolles, 2021). Blog et contact : www.thierry-nadisic.com
Pour citer cette recension :
Nadisic, T. (2021). Recension de « Petites mythologies du bonheur français » de Gaël Brulé, Dunod, 2020. Sciences &Bonheur, XXX.